En France, la gauche une fois au pouvoir semble trahir ses idéaux, ses électeurs, et mettre en œuvre une politique plus libérale même que celle de la droite. C’est une fois encore ce que l’on vient d’entendre sur l’aile gauche du PS, les parlementaires « frondeurs » dénonçant avec force indignation cette trahison au nom de leur fidélité aux vraies valeurs de la gauche qui consistent à faire une politique de redistribution favorable aux plus pauvres. Ils font ainsi écho aux critiques des deux principaux responsables du Front de gauche, Jean-Luc Mélenchon et Pierre Laurent, comme des leaders syndicaux de FO et de la CGT, la CFDT étant nettement moins virulente. 

Selon certains observateurs, ce serait même une spécificité de la gauche socialiste française, incapable de tenir les engagements pris lors de la campagne électorale. Mais est-ce vraiment une spécificité de la gauche française, du moins de celle qui accepte d’exercer le pouvoir, car pour celle qui reste dans l’opposition les postures lui suffisent ? 

On peut en douter, par exemple au vu des réformes économiques et sociales libérales inattendues, appelées ­Agenda 2010, qu’a imposées en 2003 Gerhard Schröder, chancelier social-démocrate de 1998 à 2005. Ces réformes ont suscité une violente opposition de la part des syndicats allemands et des Allemands les plus vulnérables, en particulier dans les Länder de l’Est. C’est cette orientation sociale-­libérale qui a conduit les militants socialistes plus fidèles aux valeurs traditionnelles de leur parti à créer en 2007 un nouveau parti, Die Linke, qui est désormais sur une ligne comparable à celle de l’extrême gauche française. Mais Schröder a tenu bon au prix de sa défaite électorale sans appel contre Angela Merkel. C’est donc elle, nouvelle chancelière originaire de l’ex-Allemagne de l’Est, qui a pu tirer les bénéfices politiques et économiques d’une réforme libérale qui a mis à mal le régime social (ou l’État-providence) allemand et dont les plus vulnérables ont fait principalement les frais. 

Le cas de Tony Blair est sensiblement différent : celui-ci, dès son arrivée à la tête du Labour en 1994, a décidé de rénover la charte du parti qui datait de 1918 et prônait la mise en commun des moyens de production ! L’éclatement de l’URSS et l’échec patent de l’économie socialiste lui facilitaient la tâche. Il est incontestable qu’il fut le premier responsable de l’aggiornamento du Labour. Mais une fois élu Premier ministre, cette politique très libérale n’a pas fait l’unanimité chez les travaillistes et certains leaders ont vivement critiqué sa méconnaissance totale du monde ouvrier qui l’a amené à trahir son électorat sans le moindre état d’âme. L’un de hauts responsables du Labour, Roy Hattersley, qui n’est pourtant pas un travailliste archaïque, lui reproche d’avoir ignoré la valeur de l’égalité, si fondamentale dans les valeurs du parti et d’avoir soutenu une politique des bas salaires constamment réclamée par les chefs d’entreprise, d’avoir fragilisé le service de santé publique, d’avoir trop fortement augmenté les frais d’inscription universitaire, etc.

Mais ce qui différencie la situation politique de la gauche française de celles des gauches allemande et britannique, c’est l’existence de partis de gauche plus radicaux, voire clairement d’extrême gauche. Le Parti communiste français a été le premier parti de gauche pendant les années du gaullisme, fort de son relais syndical, la CGT, et de son image de « Parti des fusillés » après l’Occupation, et ce jusqu’à ce que la politique d’union de la gauche lui soit défavorable même si elle l’a fortement conforté dans ses bastions grâce au report des voix au second tour. C’est d’ailleurs ce qui explique son exceptionnelle longévité dans quelques réduits. ­L’aggiornamento du PS n’est donc pas si facile car, aussitôt, des socialistes désireux d’être « vraiment » de gauche rejettent toute évolution qui marquerait trop nettement un éloignement définitif du credo marxiste – ce que le député Laurent Baumel (autrefois strauss-kahnien, aujourd’hui frondeur) a appelé le « surmoi marxiste » du PS. De plus, ces socialistes gagnent souvent les élections en bénéficiant du report des voix communistes. Ils estiment donc qu’ils se doivent d’être fidèles à leur électorat. Enfin, pèse sur les socialistes le sentiment de culpabilité des « trahisons » précédentes : la trahison de Jules Moch, ministre de l’Intérieur socialiste qui, en 1947, envoie la troupe réprimer les grévistes de la CGT ; la trahison du gouvernement socialiste de Guy Mollet qui commence la guerre d’Algérie au nom de l’Algérie française ; la trahison de François Mitterrand avec le tournant de la rigueur en 1983.

Mais la « trahison » n’est-elle pas inévitable, car dans ce pays majoritairement de droite, pour que la gauche puisse gagner les élections, il faut savoir mobiliser à la fois les électeurs centristes – donc ne pas les effrayer –, et ceux de la gauche plus radicale – donc les séduire au moins par quelques formules choc –, tout en comptant sur le fort rejet de l’équipe sortante de droite, sans se faire trop d’illusions sur le réel soutien des uns et des autres ? La France a choisi l’Europe et elle ne peut refuser la mondialisation. C’est ­désormais le contexte d’action de la social-démocratie ­française qui vient, en le reconnaissant, de sortir de ­l’ambiguïté. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !