Longtemps, Jean Jaurès et Georges Clemenceau furent alliés. Ensemble, ils eurent le courage bien peu partagé de clamer l’innocence du capitaine Alfred Dreyfus. Mais en 1906, alors que la gauche socialiste et radicale-socialiste remporte les élections législatives, leurs divergences apparaissent et s’accusent. Ministre de l’Intérieur, Georges Clemenceau défend « l’individualisme » et le réalisme politique face à Jean Jaurès, député et directeur de L’Humanité, qui prône, lui, une réforme profonde de la société. La compilation qui suit restitue cette opposition.

Clemenceau : Je voudrais faire comprendre aux dés­hérités de tout ordre qu’il n’y a pas d’émancipation ­véritable pour eux en dehors de celle qui viendra de leurs propres efforts, dans un milieu que l’œuvre des hommes politiques sera de leur rendre de plus en plus favorable.

Oui, la République a pour programme d’aider les faibles dans leur lutte contre les forts.

Mais la libération des opprimés ne viendra pas seulement d’une école, d’un groupe politique, d’un homme d’État ; ils la devront, avant tout, pour leur dignité, à eux-mêmes.

La parole est à M. Jean Jaurès.

Clemenceau :On reconnaît un discours de M. Jaurès à ce que tous les verbes sont au futur…

Jaurès : Je constate, monsieur Clemenceau, que vous avez groupé contre nous l’unanimité enthousiaste de la Chambre, chaque fois qu’avec votre admirable vigueur de polémiste vous avez pris à partie le socialisme…

Clemenceau : Mais vous n’êtes pas le socialisme à vous tout seul, vous n’êtes pas le bon Dieu ! 

Jaurès :Et vous, vous n’êtes même pas le diable !

Clemenceau : Qu’en savez-vous ?... M. Jaurès parle de très haut, absorbé dans son fastueux mirage ; mais moi, dans la plaine, je laboure un sol ingrat qui me refuse la moisson […].

Sans doute me dominez-vous de vos conceptions socialistes. Vous avez le pouvoir magique d’évoquer, de votre baguette, des palais de féerie. Je suis l’artisan modeste des cathédrales, qui apporte obscurément sa pierre à l’édifice auguste qu’il ne verra jamais.

J’ai l’air de rabaisser mon rôle ; dans ma pensée, je le grandis. Au premier souffle de la réalité, le palais de féerie s’envole et s’évanouit en brouillard, tandis qu’un jour la cathédrale républicaine lancera sa flèche dans les cieux. (Applaudissements à gauche.)

Vous prétendez fabriquer directement l’avenir ; nous fabriquons, nous, l’homme qui fabriquera l’avenir et nous accomplissons ainsi un prodige beaucoup plus grand que le vôtre. Nous ne fabriquons pas un homme tout exprès pour notre cité, nous prenons l’homme tel qu’il se présente, encore imparfaitement dégrossi de ses cavernes primitives, dans sa cruauté, dans sa bonté, dans son égoïsme, dans son altruisme, dans sa pitié des maux qu’il endure et des maux qu’il fait subir lui-même à ses semblables.

C’est notre idéal à nous, magnifier l’homme, la réalité plutôt que le rêve, tandis que vous vous enfermez, et tout l’homme avec vous, dans l’étroit domaine d’un absolutisme collectif anonyme. Nous mettons notre idéal dans la beauté de l’individualisme, dans la splendeur de l’épanouissement de l’individu au sein d’une société qui ne le règle que pour le mieux développer.

Jaurès : Messieurs, je monte à cette tribune tout ­hérissé des flèches qu’une main habile et toujours jeune m’a décochées. Je n’essayerai pas de les arracher de moi et de les retourner à mon redoutable contradicteur. À l’heure où je parle cependant, il me semble que la cathédrale ­ministérielle manque un peu de flèche. (Applaudissements à l’extrême gauche. – On rit.)

Toute grande réforme, toute grande œuvre, suppose, en même temps que la foi dans l’individu, la transformation du milieu où il doit agir. Votre doctrine de l’individualisme absolu, votre doctrine qui prétend que la réforme sociale est contenue tout entière dans la réforme morale des individus, c’est, laissez-moi vous le dire, la négation de tous les vastes mouvements de progrès qui ont déterminé l’histoire, c’est la négation de la Révolution française elle-même.

Clemenceau : Je suis pour le développement intégral de l’individu. Quant à me prononcer sur l’appropriation collec­tive du sol, du sous-sol, je réponds catégoriquement non ! non ! Je suis pour la liberté intégrale, et je ne consentirai jamais à entrer dans les couvents et dans les casernes que vous entendez nous préparer.

Jaurès : Républicains aussi passionnément que socialistes, réformateurs et réalistes aussi profondément par notre méthode que nous sommes révolutionnaires par notre objet, qui est la transformation totale de la société (Très bien ! Très bien ! à l’extrême gauche), nous nous associerons pleinement à tout effort de réforme.

Clemenceau,prenant l’assistance à témoin : Eh bien ! puisqu’il faut vous le dire, ces discussions qui vous étonnent, c’est notre honneur à tous. Elles prouvent surtout notre ardeur à défendre les idées que nous croyons justes et fécondes. Ces discussions ont leurs inconvénients, le silence en a davantage. Oui, gloire aux pays où l’on parle, honte aux pays où l’on se tait !  

Source : http://www.assemblee-nationale.fr/13/evenements/lancement-tribuns-discours.asp

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