Les smartphones sont une invention si admirable, d’une utilité si considérable, que l’on ne saurait déduire systématiquement une forme de dépendance pathologique de la seule fréquence de leur usage. Après tout, si l’on additionnait toutes les heures que l’on pouvait passer autrefois, sans aucun diagnostic de dépendance, à téléphoner, à bavarder avec ses proches, à lire son courrier, à lire son journal, à écouter de la musique, à photographier son chat, à consulter son agenda, à brancher son réveil, ou à faire une réussite pour tuer le temps – toutes fonctions que rassemblent aujourd’hui les smartphones – on se rendrait vite compte qu’il n’est pas sûr du tout que l’on soit plus aliéné qu’hier en consacrant plusieurs heures par jour à son iPhone hors de prix ou à son flamboyant Samsung Galaxy Note 7. Sans compter les utilités marginales mais nouvelles que permettent aujourd’hui de telles machines dites intelligentes : surmonter ce sentiment gluant, pénible et infécond de gêne provoqué si souvent par le fait de se retrouver au milieu d’une foule inconnue ; supporter avec une bien plus grande équanimité, parmi la ménagerie infâme de nos vices, celui que Baudelaire appelle l’ennui ; voire, par exemple quand on perçoit la manière dont certains caressent en plein jour et au vu de tous leur machine devenue machin, parvenir à satisfaire en public, quoique sous le manteau, quelque pulsion onaniste secrète.

De ce point de vue, tous les discours réactionnaires réduisant d’un unique regard ces nouveaux appendices de nos corps et de nos âmes à n’être que le sommet de l’aliénation consumériste paraissent un peu ridicules. Non seulement, en termes d’aliénation, l’humanité n’a jamais été en reste (comment supporter de vivre sans aucun « échafaudage de secours », s’interrogeait déjà Freud), mais, surtout, tout est question d’usage et les smartphones peuvent s’avérer source d’un nombre incalculable d’usages raisonnables, utiles, économiques et bienfaisants.

Il est vrai toutefois que l’on peut aussi devenir dépendant de ces petites machines, les vivre comme une addiction d’abord ridicule puis douloureuse. En philosophie, la dépendance ou l’aliénation se définissent par le fait d’être en vérité possédé par l’objet que l’on croit posséder, quand une procédure étrangère s’immisce en nous et pense et veut à notre place. Or il est assez facile de remarquer si l’on devient dépendant de son téléphone : quand on commence à le manipuler sans savoir d’avance à quelle fin spécifique l’utiliser, quand son fils (ou son mari, ou sa belle-mère, ou soi-même) commence à le consulter en plein repas de famille alors même qu’on est en train de lui parler, quand on souffre le martyre de l’avoir perdu ou de se l’être fait voler, bref dès qu’on ne peut plus s’en passer indépendamment de ses usages spécifiques. 

« My kingdom for an iPhone » est un cri légitime quand on est perdu en pleine montagne, un cri grotesque en pleine ville ou chez soi. Mais même là, comment prendre au sérieux une telle dépendance ? Dans le pire des cas, ce n’est que le symptôme de vies effondrées par ailleurs et qui s’accrochent à leur petite machine comme d’autres s’accrochent à leur cigarette, leur verre d’alcool ou leur chapelet. Dans le meilleur des cas, ce n’est que le résultat d’une absence de pédagogie des usages possibles. En l’occurrence, le fait que personne ne nous ait appris que la plus belle fonction des smartphones, leur usage le plus juste, le plus noble et le plus reposant, consiste dans cette petite touche sur le côté où il est écrit off.

Le meilleur usage possible du smartphone est de l’éteindre. Quand on l’a appris, on en sera toujours libre. Car il n’y a de disponibilité précieuse que chez celui qui sait se rendre régulièrement indisponible. Et ce n’est pas un problème technique mais humain. Celui qui distingue l’homme libre de l’esclave, le grand narcissique indifférent du pauvre narcissique inquiet, ou encore le splendide dandy baudelairien qui n’a besoin de personne du snob qui ne peut pas tenir tout seul.  

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