Sur l’île déserte, disent-ils, ils n’hésiteraient pas une seconde : l’essentiel, l’indispensable tout-en-un, le smartphone, serait leur compagnon de solitude. D’ailleurs, lorsqu’il arrive qu’on en confisque un dont la sonnerie importune a malheureusement interrompu une lecture de votre poète préféré, l’enfant martyr est prêt à tous les compromis : « Oui, tout, madame, punition, heures de colle, ce que vous voulez, mais pas mon téléphone ! » Et cette question qui fait frémir vos oreilles professorales : « Je fais comment moi maintenant ? » On comprend : comment se réveiller sans son alarme préprogrammée, comment s’habiller sans préalablement consulter l’appli météo, comment marcher jusqu’au collège sans sa playlist musicale dans les oreilles, comment apprécier les moments entre copains ou son déjeuner sans les prendre en photo pour nourrir son fil Facebook ? « Madame, je vous jure, mon portable, c’est ma vie. » Pas certain que le rétroéclairage illumine vraiment la vie de nos jeunes. Mais ne soyons pas plus royalistes que le roi, nous qui dégainons aussi le fameux appareil en guise de GPS, d’agenda ou même de coach sportif. À chaque génération son utilisation, c’est ce qui fait son succès. 

Reste que son usage, souvent addictif, n’est sans doute pas inoffensif à un âge où se forgent les identités. Deux mots s’imposent : « immédiateté » et « narcissisme ».

« Immédiateté » parce que, dans notre monde impatient, la technologie apporte des réponses instantanées à presque toutes les questions, pourvu qu’elles ne soient pas trop existentielles. On fait tourner le moteur de recherche davantage que son moteur cérébral. Outre les difficultés de concentration ou encore la baisse des capacités de mémorisation qu’entraîne la fréquentation trop assidue des écrans interactifs, d’un point de vue éducatif, on remarque surtout que se perd la hiérarchisation de la valeur de l’information. Les professeurs-documentalistes, entre autres, ont la tâche ardue de développer à l’usage des élèves une véritable méthodologie de l’identification et du tri des sources. Il n’est pas toujours évident de séparer le bon grain de l’ivraie et lorsque je les soupçonne d’entretenir davantage leurs connaissances des petits drames de la téléréalité et des people que leurs neurones, ils me rétorquent qu’ils sont aussi abonnés aux alertes de BFM… Une information livrée dans un instantané spectaculaire sans recul ni analyse critique. L’école se voit donc pressée d’intégrer cette nouvelle compétence à toutes les autres, d’autant qu’il est fondamental dans notre société égocentrique d’entretenir un regard d’ouverture clairvoyant sur ce qui se passe autour. Apprendre à voir plus loin que son « narcistick », comme ont été rebaptisées les fameuses perches à selfie.

L’adolescence est un âge où se cherchent et se dessinent les contours, une période où l’on se confronte au regard d’autrui avec le souci plus ou moins exacerbé de vouloir plaire. C’est là que le smartphone joue un rôle inédit dans la vie des nouvelles générations par rapport à celles des « vieux » qui avaient encore des Walkmans et dont les parents s’inquiétaient (eux aussi) du nombre d’heures que leur progéniture gaspillait devant le petit écran. Les jeunes ont désormais en permanence dans la poche un témoin pour prouver que leur vie est bien remplie, pleine d’humour et de sociabilité. L’identité ne se construit pas seulement dans l’affichage perpétuel d’un soi idéalisé, en morceaux choisis et séduisants ; elle est avant tout soumise à l’assentiment d’autrui, à la validation de la communauté, sous peine de la plus grande frustration. En plus des devoirs et copies rendus parfois de mauvaise grâce, les adolescents se prêtent ainsi – plus ou moins volontairement d’ailleurs – à une autre forme d’évaluation. Il y a pire qu’une mauvaise note : un nombre insuffisant de likes sur le dernier post. On avait pourtant pris soin de maquiller les failles du système à grand renfort de filtres qui rendent les gens et le monde beaux à défaut de donner l’air intelligent.

Et maintenant, que faut-il faire ? Les règlements intérieurs sont stricts et salvateurs : les portables sont éteints passé la porte des établissements scolaires. Le reste du temps, il ne s’agit pas tant de verrouiller les écrans que d’apprendre à regarder lucidement à travers, prendre le temps du discernement dans ce monde qui à chaque seconde frappe à l’écran pour que, par ces fenêtres qui s’ouvrent sans cesse, on puisse saisir la ligne d’horizon.

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