Une partie des utilisateurs de smartphone l’utilisent environ deux cents fois par jour. Que vous inspire cette pratique ?

Je vais sans doute vous décevoir. Le bon « philosophe de service » entonnerait sûrement le couplet bien huilé de l’isolement des foules derrière l’apparence de la communication. Il stigmatiserait l’addiction au smartphone, l’illusion d’augmenter les relations humaines alors qu’elles ne font selon lui que s’appauvrir, plongés que nous sommes dans la déréliction d’une technoscience qui déshumanise, sépare les individus du collectif et les replie sur leurs ego narcissiques, etc. Tarte à la crème qui garantit au pâtissier les applaudissements de tous les vieux schnocks de droite comme de gauche. Le problème, c’est que le smartphone représente en réalité un formidable progrès. Plus généralement, l’explosion des objets connectés repose sur une révolution technologique dont les enjeux sont d’une importance cruciale, une révolution qui va davantage changer le monde dans les trente ans qui viennent qu’il ne l’a été dans les trois mille qui précèdent. Les pleurnicheries pseudo-humanistes sur l’effondrement de l’humanité dans l’« individualisme néolibéral américanisé » sont, hélas, à des années-lumière ne fût-ce que d’entrevoir ce qui se joue aujourd’hui avec ces nouvelles technologies... 

À quel besoin correspond l’utilisation compulsive de cet objet. Que dit-il de notre société ?

Je ne suis pas du tout certain qu’il s’agisse forcément de troubles obsessionnels compulsifs, encore moins d’une mode superficielle. Il y a aujourd’hui 15 milliards d’objets connectés dans le monde. Il y en aura 80 milliards en 2020, peut-être 300 milliards en 2030. Ils seront partout, dans les transports, les bâtiments, sur nos animaux, nos enfants, dans les routes, les hôpitaux, les prisons, les administrations, les voitures, les avions, les containers, les chaînes de distribution... Or tous convergent potentiellement vers nos smartphones. Ils vont changer tous les domaines de la vie humaine, de la santé à la lutte contre le terrorisme en passant par la voiture autopilotée ou la question, essentielle pour la survie de nos États-providence, de la grande dépendance liée à l’allongement de la vie. Tout le développement de l’économie collaborative repose sur eux. Pas de Uber ni de Airbnb sans le smartphone qui combine deux éléments cardinaux de la troisième révolution industrielle : le traitement du big data en temps réel grâce à l’intelligence artificielle qui peut analyser en quelques secondes, au creux de votre main, des millions de données. Votre smartphone est déjà capable de battre un grand maître aux échecs, c’est dire qu’il peut faire mille autres choses encore inimaginables il y a dix ans.

Êtes-vous vous-même un « accro » du smartphone ? 

Je l’utilise en effet beaucoup, parce que je voyage presque tous les jours. Il me permet de faire mon courrier dans le train ou dans l’avion, mais aussi de prendre des nouvelles de ma vieille mère, de ma femme ou de mes enfants, que je sois à Pékin, à Londres ou à Berlin. L’une de mes filles travaille à Mexico. Je communique avec elle par Skype ou WhatsApp sur iPhone plusieurs fois par semaine. Ce petit objet est aussi un ordinateur qui me permet de faire des recherches sur Google dont je ne peux me passer dans l’écriture de mes livres, sans même parler des bibliothèques entières et de la presse qu’on peut à tout moment consulter de n’importe quel point du globe. Je sais que le discours ordinaire de la plupart de mes collègues plaide pour un retour à la IIIe République, aux blouses grises et aux plumes Sergent-Major, que le chic absolu est de ne pas avoir de smartphone, mais pour moi c’est un progrès formidable. La régulation que je m’impose en public est liée au respect d’autrui. J’ai en horreur ceux qui hurlent dans le train ou même dans la rue, écouteurs aux oreilles, en vous assommant de leurs conversations privées dont vous n’avez que faire et qui vous empêchent de lire ou d’écrire tranquillement. C’est une vraie plaie. Mais le problème n’est pas lié au smartphone en tant que tel, seulement à la montée tous azimuts de l’incivilité...

Le smartphone a-t-il aboli l’ennui ? Est-il un « doudou » contre la solitude ?

Oui, sans doute, il y a de cela aussi, mais, après tout, on a inventé dans l’histoire humaine des objets autrement plus redoutables qu’un petit doudou anti-solitude. C’est surtout pour moi un moyen de savoir où sont mes enfants, de leur parler, voire de leur venir en aide, de les consoler le cas échéant…

Steve Jobs, en créant l’iPhone, ne voulait pas créer un téléphone, mais faciliter la vie de ses contemporains. Qu’en pensez-vous ?

La vérité, c’est que nous sommes en train de vivre une révolution dans le domaine de l’innovation. Au lieu d’inventer sans cesse de nouveaux produits, comme le faisait le capitalisme traditionnel, on s’oriente plutôt vers la transformation des produits anciens pour en faire des objets connectés et élargir leurs fonctions. Le meilleur exemple est justement celui de la transformation du téléphone en smartphone, un appareil qui ajoute aux anciennes fonctionnalités une multitude de nouvelles : des écrans tactiles, un appareil photo, la navigation Internet, les mails, la radio, la télévision, les réseaux sociaux, etc. L’iWatch, la montre d’Apple, dont les horlogers redoutent la concurrence parce qu’elle ne sert plus à donner l’heure (à quoi bon, puisque nous l’avons à peu près partout autour de nous), présente, elle aussi, quantité de fonctionnalités nouvelles et devient ainsi le bras armé de la connectivité future. Dans le même esprit, la Google Car, la voiture autopilotée et connectée, change du tout au tout le rapport à la mobilité en faisant de la voiture un bureau roulant, omniconnecté, qui vous permet de continuer à travailler, à converser, à regarder un film, lire ou écrire, voire de déjeuner ou de boire un verre sans risquer un accident. La Google Car n’est en fait rien d’autre qu’un gros smartphone roulant. 

Parmi les smartphones, l’iPhone est-il devenu un objet à part ? Un marqueur social ? Un objet iconique ?

En effet, Steve Job a eu le talent de combiner une extrême simplicité d’utilisation avec une performance technique éblouissante. En outre, un réel souci de l’esthétique a été pris en compte. Jusque dans l’emballage et les accessoires, tout est bien fait, agréable à utiliser, intuitif, et le design est souvent bluffant. 

Le smartphone est très utilisé pour les selfies. À quoi correspond ce désir de se photographier en permanence avec d’autres ?

Nous vivons une époque où les grandes idéologies politiques messianiques et révolutionnaires sont mortes, qui plus est dans une Europe de moins en moins religieuse. Je ne parle évidemment pas de l’islamisme, mais de notre propre histoire interne. C’est la meilleure nouvelle du siècle mais, comme toujours, elle comporte une face d’ombre. Le souci de soi, de son propre bien-être et de son petit ego, devient parfois envahissant, ce dont témoignent non seulement la mode un peu ridicule des selfies, mais aussi, et tout autant, le navrant succès de la psychologie positive – des théories du développement personnel à ces retours filandreux aux « sagesses d’orient » – pour parvenir au bonheur « par soi » grâce à des exercices de sagesse tant psychiques que physiques. 

Le smartphone nous vole-t-il notre temps ? Notre liberté de pensée ?

Personnellement, il me fait gagner un temps fou et il m’aide, sinon à penser, du moins à faire mon travail. Je peux grâce à lui lire dans les transports, m’informer, faire des recherches sur le net et prendre des notes à peu près n’importe où. C’est un outil dont je ne pourrais me passer qu’au prix d’un bien pénible retour en arrière. Bref, vous l’aurez compris, le fameux « Laudator temporis acti », l’éloge nostalgique des temps révolus, dont se moquait déjà mon vieil ami le philosophe Lucien Jerphagnon (1921-2011), n’est pas ma tasse de thé...  

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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