Lorsqu’un petit rocher, lourd et noir, portant son homard en anicroche, s’établit dans une maison, celle-ci doit subir l’invasion d’un rire aux accès argentins, impérieux et mornes. Sans doute est-ce celui de la mignonne sirène dont les deux seins sont en même temps apparus dans un coin sombre du corridor, et qui produit son appel par la vibration entre les deux d’une petite cerise de nickel, y pendante. 

Aussitôt, le homard frémit sur son socle. Il faut qu’on le décroche : il a quelque chose à dire, ou veut être rassuré par votre voix.

D’autres fois, la provocation vient de vous-même. Quand vous y tente le contraste sensuellement agréable entre la légèreté du combiné et la lourdeur du socle. Quel charme alors d’entendre, aussitôt la crustace détachée, le bourdonnement gai qui vous annonce prêtes au quelconque caprice de votre oreille les innombrables nervures électriques de toutes les villes du monde ! 

Il faut agir le cadran mobile, puis attendre, après avoir pris acte de la sonnerie impérieuse qui perfore votre patient, le fameux déclic qui vous délivre sa plainte, transformée aussitôt en cordiales ou cérémonieuses politesses… Mais ici finit le prodige et commence une banale comédie. 

 

La technologie est triste, hélas, aux usagers qui en négligent le prodige. Remercions donc les écrivains qui nous rappellent la singularité de ses productions. Comme Francis Ponge qui, en 1939, prend le parti de l’appareil du téléphone. Ne vous étonnez pas si sa célébration est quelque peu solennelle. C’est là le premier sens du mot même d’appareil – « disposition de ce qui a grandeur ou pompe », selon le lexicographe Littré. Le téléphone comptait alors deux parties, reliées : un petit rocher, sur lequel s’accrochait, sans qu’on puisse l’en détacher, une sorte de crustacé – un homard pour Francis Ponge comme pour Dali, selon une coïncidence qui n’a sans doute rien de fortuit, tant il est d’approches honnêtes pour un même objet ! Francis Ponge proposa lui-même deux tentatives pour dire le téléphone. Seule la seconde est reproduite ici. Admirez-en la cohérence : la sirène à l’appel de laquelle on ne peut résister donne ses formes aux deux parties du combiné. Le vocabulaire sensuel contraste alors avec l’agacement de la sonnerie. Le poème ne progresse pas seulement par les jeux du sens, mais aussi par ceux des sons, dont les déclinaisons font, par exemple, qu’unclic délivre une plainte, ou qu’une sonnerie impérieuse vous perfore votre patient. Comme si Ponge tentait de reproduire les bruits mêmes de l’objet de son étude. Une façon sans doute de prendre les mots au sérieux, sans dédaigner leur humour. Les objets n’ont pas attendu qu’on les connecte pour être en bonne intelligence avec nous. 

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