Comme beaucoup de romanciers qui écrivent à la main, au stylo plume, je griffonne parfois des dessins sur un coin de page. (Parmi ces écrivains dessinateurs, l’exemple le plus frappant est celui de Dostoïevski, avec le brouillon des Démons notamment). Griffonner, c’est laisser aller sa main à sa guise, sans intention de représenter quoi que ce soit, sans souci du dessin, de la belle image. L’écrivain butte sur un point du roman, sur une phrase. Et tant qu’il n’arrive pas à résoudre ce problème d’écriture, sa main impatiente s’agace et veut se mouvoir. Voyant que l’écrivain n’arrive toujours pas à écrire sa phrase, la main impatiente se met d’elle-même à dessiner quelque chose. Un simple triangle, un rectangle, un cube, une tasse, un arbre, une allumette, un verre, etc. 

 Si je parviens à continuer l’écriture du roman, ces formes triangulaires, ces petites tasses, ces drôles de choses et ces images bizarres restent sur la page qui m’a donné du fil à retordre et finissent par être oubliées. Mais parfois, sans savoir pourquoi, j’accorde de l’importance à certains griffonnages. J’y reviens encore et encore – comme ici dans cette image – et je transforme en dessin quelque chose que ma main empressée et obsessionnelle a tracé spontanément. Ce qui a commencé comme un gribouillis acquiert un ordre, un agencement, une signification, une intentionnalité (ce que les Occidentaux appellent la composition).

Le verso des couvertures des cahiers à spirales de production locale en papier épais rappelant du papier de boucherie sont très propices à ce genre de dessin. Celui que j’ai fait en 1989 sur le verso de la couverture d’un cahier où j’écrivais Le Livre noir reflète bien, d’après moi, l’esprit de ce roman étrange, plein de rues et de galeries. Ce croquis, je me souviens comment je l’ai réalisé : 1. J’ai commencé par la maison à encorbellement, en bas à gauche. 2. Derrière et à côté, j’ai dessiné des carrés que j’ai cochés d’un X comme dans une bataille navale. 3. À divers endroits du papier boucherie, ma main plaçait d’elle-même d’autres de ces maisons à encorbellement si typiques d’Istanbul et dont je parle dans le roman. 4. Désormais, je voyais poindre entre elles les rues sinueuses de la ville. Je les ai dessinées également. 5. Ces traits avaient maintenant l’apparence d’une ville aux rues sinueuses, aux trottoirs étroits, aux maisons à encorbellement, cela ressemblait à Istanbul. Dans ces rues, j’ai ­ajouté des gens, des arbres. 6. Dans l’image, j’ai ajouté ­Uskudar, la tour de Léandre, les îles des Princes, la tour de Galata. 7. Alors que j’écrivais le roman, les vagues du Bosphore s’apparentèrent aux cheveux d’un homme. 8. Tel Jonas avalé puis recraché par la baleine, toute la ville sortait de la bouche sombre et du ventre de l’homme gigantesque apparu dans l’image. 9. J’y ai encore ajouté le légendaire oiseau Simurgh, des nuages, des vagues et des mots. 

Alors, j’ai senti qu’il y avait un aspect propre au conte et à la légende dans mon roman. Ce que j’avais commencé comme un griffonnage s’était à présent mué en une image mystérieuse évocatrice de la texture et de l’histoire du Livre noir

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