Comme j’aime, ces matins-là, m’adosser à un arbre et rêvasser en attendant un tramway imaginaire pour nulle part. Ou bien me balader, les jambes engourdies, la tête vide, en humant l’air tiède et disons doux, tendre, voluptueux, me laisser gagner par des pensées vagues et inconnues en regardant sans voir les gens assoupis dans leur magasin, les passants au pas lourd et fatigué, les vitrines pleines d’objets inutiles, peut-être même les superbes mannequins des grands magasins plongés dans leurs songes impénétrables.

Soudain, les petits marchands de journaux surgiront par les ruelles, tout rouges et en sueur. Ils s’élanceront sur leurs petites jambes agiles, comme si des clients attendaient impatiemment les dernières nouvelles ou qu’ils allaient leur donner un billet de mille pour un exemplaire… Les tramways fileront à toute allure…
 Les jeunes modistes aux jambes nues, bronzées et fuselées courront en plaquant contre elles leurs jupes soulevées par le vent. Quand les cochers, cireurs, limonadiers et portefaix viendront les taquiner, elles leur diront en grec d’Istanbul d’aller se faire voir.Maintenant que la brume se dissipe sur Beyoglu, la ville est en passe de se dévoiler. Il aura fallu des heures. Avant, je l’ai déjà dit, un air lourd nous écrasait, nous oppressait tous. Nous avions si soif que nous étions prêts à payer de notre vie un verre de limonade. Je suis passé par les quartiers juifs. Eux qui sont d’habitude vivants, très vivants, sales, aussi sales que joyeux, tantôt grands ouverts, tantôt secrets, les voici d’un calme absolu à ces heures-là. Même leur antique jargon espagnol a la légèreté de la langue mystérieuse dont doit user le rajah quand il joue avec les singes. 

Extrait de « Baromètre », Le Café du coin (Mahalle Kahvesi), traduction du turc Rosie Pinhas-Delpuech, Bleu autour, 2013

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