La métamorphose d’Istanbul
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Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre turc aurait-il la folie des grandeurs ? Les projets pharaoniques lancés par son gouvernement semblent attester cette hypothèse. Mais au-delà d’un vertige des apparences, ces équipements témoignent de la complexité d’une société en pleine expansion.
Istanbul change d’aspect. La ville se dote d’une gigantesque mosquée, redessinant la silhouette de la rive asiatique du Bosphore. Avec son immense minaret (plus de 100 m), elle deviendra un nouveau repère, visible en tout point d’Istanbul. C’est sous le règne du sultan Ahmet Ier que vit le jour la célèbre Mosquée bleue, à l’ouest de la ville. Erdogan voudrait-il se mesurer au monarque ottoman ? Les symboles ne lui font pas peur. Les travaux du 3e pont du Bosphore – l’un des plus longs ponts suspendus au monde – ont été lancés le jour du 560e anniversaire de la prise de Constantinople. Un autre chantier appelle les superlatifs : celui du plus grand aéroport au monde qui devrait voir le jour en 2018. Un équipement qui manifeste la volonté d’Erdogan de faire figurer la Turquie parmi les dix plus grandes puissances économiques mondiales. Une échéance qu’il s’est fixée pour... 2023, année du centenaire de la République turque.
Située au sommet de la colline de Camlica, la mosquée occupera un terrain de 15 000 m2. « Il s’agit d’une façon d’imposer un nouvel ordre moral : autour d’une mosquée, il est interdit de vendre de l’alcool, affirme Nora Seni, chercheuse à l’Institut français de Géopolitique. C’est une manière de mailler le territoire ». Et ainsi d’opposer deux catégories de population. Nora Seni parle de polarisation : « L’espace urbain sert de scène à une lutte autour du mode de vie. Erdogan joue sur la dualité entre le “nous”, qui concerne les musulmans conservateurs dont la vie est prétendument très austère, et le “eux”, qui désigne les intellectuels, artistes, la classe citoyenne laïque et très occidentalisée ». Au-delà de ces enjeux de société, la mosquée géante peut symboliser le leadership visé par la Turquie sur le monde musulman. Le gouvernement « affiche sa volonté d’établir une république islamique », affirmait en mars 2013 Mehmet Ali Ediboglu, membre du parti d’opposition républicain dans le quotidien arabe publié aux Émirats arabes unis The National. Pour autant, le Premier ministre n’hésite pas à se montrer complice d’une société plus occidentalisée. Il a participé en 2004 à l’inauguration du nouveau musée d’Art contemporain. « La réussite de ce gouvernement repose sur la gestion des contradictions. Il joue double jeu »,observe Nora Seni.
Autre projet controversé, le 3e pont sur le Bosphore. Première source de tensions : Erdogan souhaite le baptiser du nom de Selim Ier, un sultan responsable du massacre des Alévis (musulmans libéraux) au xvie siècle. Les Alévis représentent à Istanbul plus de 15 % de la population... Rappelons qu’en 35 ans, la superficie d’Istanbul a triplé et que la population est passée en 40 ans de 2 à 15 millions d’habitants. Le pont (58 m de large, 1408 m de long) supportera une autoroute à dix voies. Situé au nord d’Istanbul, à l’embouchure du Bosphore sur la mer Noire, il ouvre la voie à l’urbanisation d’un « poumon vert ». Au programme, tours à foison et forêt éventrée. « Le succès économique d’Istanbul est basé sur la rente foncière », souligne Nora Seni, évoquant l’influence des lobbys de la construction. Les populations qui vivaient dans des habitations considérées comme vétustes sont relogées dans des tours. Le traumatisme du séisme de 1999 et de ses 15 000 morts est encore bien présent. « Le prétexte du risque sismique joue à plein dans l’argumentaire déployé par legouvernement turc pour détruire et reconstruire des millions d’immeubles », observe Yoann Morvan, coresponsable de l’Observatoire urbain d’Istanbul (Hérodote, n° 148). Mais cette transformation urbaine pose des problèmes sur le plan environnemental. La construction du plus grand aéroport au monde, un équipement de deux fois la taille de Roissy, supposé accueillir 150 millions de passagers, va causer des dégâts considérables : 2,5 millions d’arbres vont être abattus, a évalué le ministère des Transports. L’injonction d’arrêter les travaux a été ordonnée par un tribunal administratif d’Istanbul. Sans succès. À cela s’ajoutent les soupçons de corruption qui pèsent sur l’attribution du marché à des entreprises turques proches du pouvoir. « Tous les gouvernements veulent laisser une trace, mais, malheureusement, le nôtre restera dans l’Histoire comme celui qui a vicié l’air, arrêté les pluies et enlevé des couleurs à Istanbul, l’une des plus belles villes du monde », se désole l’économiste Caglar Yurtseven, dans un article paru dans Radikal, quotidien turc de gauche.
La population va-t-elle soutenir ces projets coûteux ? Résultat dans les urnes le 24 août. Erdogan, qui peut se prévaloir d’avoir amélioré la situation économique du pays, est donné largement favori pour l’élection présidentielle.
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