Comment un magistrat comme vous en est-il venu à s’intéresser à l’inceste ?

J’étais juge des enfants. À peu près dix-huit mois après mon entrée en fonction, j’ai pris conscience de l’ampleur et de la gravité des violences conjugales et des violences sexuelles perpétrées au sein de la maison. J’ai compris que ces violences sont une grande ligne de démarcation dans l’existence des êtres humains. Quand un individu est victime de ce type de violences, quelque chose change en lui.

Le système judiciaire est-il armé face à l’inceste ?

Nous sommes pour l’instant dans un système qui assure l’impunité des agresseurs, sur la question des violences sexuelles en général et de l’inceste en particulier. Nous savons qu’un très grand nombre de violences sexuelles faites aux enfants ne font jamais l’objet d’une plainte : elles sont passées sous silence. Et quand elles font l’objet d’une plainte, il y a un très grand nombre de classements sans suite – sept agressions sexuelles sur dix – et un très faible nombre de condamnations. C’est pour cela que nous parlons d’impunité. Si cette impunité recule, nous progresserons dans la protection des victimes, et inversement.

Pourquoi est-il si difficile pour les victimes de parler ?

On dit que les incestes font l’objet d’une double « sous-révélation ». D’une part, peu de victimes parviennent à parler. D’autre part, quand elles parlent, les victimes ont tendance à ne pas tout dire. Dans la stratégie de l’agresseur, il y a d’abord et avant tout l’imposition du silence. Pour certains psychologues, le violent sexuel remplace l’interdit de la violence par l’interdit de la parole. Des travaux ont noté que les enfants victimes d’inceste se représentent sans bouche.

« Le simple fait de dire que 70 % des cas se terminent par des classements sans suite, cela ne donne pas confiance, cela ne donne pas envie de parler ! »

L’imposition du silence est donc un outil très puissant. L’enfant victime d’inceste est agressé dans son rapport au langage, et donc à la loi. Les agresseurs emploient plusieurs moyens. Ils peuvent dire : « Tout cela, c’est de ta faute ! », ou encore : « C’est toi que j’ai choisi car tu es particulier », ou enfin : « Tu dois te taire car tu vas détruire la famille. » Face à cette injonction au silence, il y a besoin d’un tiers qui vienne ouvrir un espace où l’enfant est autorisé à parler. Un tiers qui va remettre la loi à sa place et dire clairement : « Il n’avait pas le droit, c’est interdit par la loi. Tu n’y es pour rien. »

Il y a en ce moment une prise de conscience de la société par rapport à la question de l’inceste. Pourtant, les victimes ne se sentent pas crues ou pas entendues.

C’est un phénomène constant chez elles : je préfère me taire plutôt que de ne pas être cru ; je préfère me taire plutôt que de rentrer dans un système où je risque d’être malmené. Il faut que tous les professionnels amenés à repérer ces enfants victimes ou à les côtoyer leur donnent confiance. Le simple fait de dire que 70 % des cas se terminent par des classements sans suite, cela ne donne pas confiance, cela ne donne pas envie de parler ! Il faut parvenir à réduire ce chiffre. 

Est-ce que le projet de loi sur le non-consentement sexuel avant 15 ans va dans le bon sens ?

Oui, c’est une mesure que le Conseil national de la protection de l’enfance recommande depuis plusieurs années. La loi en préparation au Parlement peut changer les choses. Un procès ne pourra plus se présenter comme un terrain vague où tous les coups sont permis. Ce qui est en discussion à l’Assemblée nationale et au Sénat, c’est la définition d’un seuil d’âge au-dessous duquel le caractère imposé du passage à l’acte sexuel d’un adulte sur un enfant ne peut pas être remis en question.

« Il faut mettre sur la table la question de la déchéance de l’autorité parentale »

Ce seuil, établi à 15 ans en général, doit être fixé à 18 ans dans le cas particulier de l’inceste. Aujourd’hui, en l’état du droit, pour qu’il y ait une qualification de viol, l’instruction doit démontrer au moins l’un des éléments suivants : y a-t-il eu violence, contrainte, menace ou surprise ? Donc même entre un adulte et un enfant, si l’on n’arrive pas à démontrer l’un de ces éléments au moins, il n’y a pas de qualification de viol. Les enquêteurs cherchent à savoir si l’enfant a crié ou pas, s’il a dit « non » à un moment donné. Cette nouvelle loi dispose que tout rapport entre un adulte et un enfant de moins de 15 ans est un viol. Elle va poser cette asymétrie et donc clarifier l’action de la justice.

Vous souhaitez aussi que l’on s’interroge sur l’exercice de l’autorité parentale d’un auteur d’inceste.

Il faut tirer les conséquences de l’inceste au civil et, bien sûr, il faut mettre sur la table la question de la déchéance de l’autorité parentale. L’inceste est une transgression majeure et gravissime de l’autorité parentale vis-à-vis de l’enfant victime, mais aussi vis-à-vis des autres enfants de la fratrie, et de la famille tout entière. Pour moi, il est très important de distinguer la filiation de l’autorité parentale. En France, nous avons encore une conception patrimoniale de l’autorité parentale. La finalité de la justice doit être la protection des enfants. Pas la protection de ce statut de parent.

Faut-il que les professionnels amenés à rencontrer les victimes d’inceste changent de méthodes, notamment pour recueillir leur parole ? 

Nous souhaitons que tous les professionnels amenés à entendre ces enfants développent ce que, au sein de la commission sur l’inceste, nous appelons des « pratiques professionnelles protectrices ». Il y a un mouvement très positif actuellement chez les forces de l’ordre : dans un certain nombre de départements, policiers et gendarmes sont formés aux compétences spécifiques que nécessite le recueil de la parole de l’enfant, des salles adaptées sont aménagées…

« Il nous faut mettre en place un repérage systématique des violences »

En ce qui concerne les magistrats, il faut se poser la question des méthodes d’audition. Si je veux tenir mon siège de juge, je dois bien sûr respecter la présomption d’innocence de la personne désignée comme agresseur. Mais cela ne signifie pas que je doive considérer comme suspecte la parole d’un enfant victime de violences. Face à la suspicion du magistrat, celui-ci risque un effondrement psychique. Le risque que nous courons en tant que juges n’est pas d’inventer des violences, mais d’en laisser passer.

Comment repérer au mieux les victimes et où créer des espaces de parole protecteurs ?

Dans les écoles, dans les espaces de soins, partout où cela est possible ! Il nous faut mettre en place un repérage systématique des violences. Quand on va chez le médecin, il nous pose plein de questions, notamment sur nos antécédents médicaux, sur nos parents… Pourquoi pas la question des violences ? Avec une question simple, par exemple : est-ce que quelqu’un t’a déjà fait du mal ? Il nous faut donc cette nouvelle loi, et des pratiques professionnelles protectrices. Dans son livre-témoignage, La Démesure (Max Milo, 2013), Céline Raphaël décrit ainsi les effets de sa rencontre au sein de l’école avec une professionnelle qui l’a soutenue : « J’étais invincible, je ne pouvais plus mourir. » Je souhaite que tous les enfants victimes de ces violences puissent se dire : « On m’a soutenu, on m’a protégé, je suis devenu invincible. » 

 

Propos recueillis par ADELINE PERCEPT

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