Sarah* a senti la souffrance débarquer comme un boulet de canon, vers l’âge de 18 ans. Du jour au lendemain, l’étudiante a le sentiment de devoir lutter pour respirer et ressent ce qu’elle décrit comme une véritable « difficulté à vivre ». La nuit, s’invitent petit à petit les troubles du sommeil, la peur du noir et une sensibilité accrue aux bruits. Son rapport au corps se complique. Elle le perçoit comme un champ de ruines, le soupçonne de renfermer une mémoire. La sexualité lui pose problème : chaque fois qu’elle fait l’amour, les larmes montent en même temps qu’un sentiment de « tristesse intense, une sorte de petite mort psychique ». Un simple examen des seins chez le gynécologue la paralyse. « Ma vie est devenue cauchemardesque », résume cette chercheuse en sciences sociales, aujourd’hui âgée de 26 ans.

Pour comprendre ce qu’elle dit vivre comme « un effondrement », Sarah entame une thérapie. Elle se tourne dans un premier temps vers une psychologue, puis vers un psychiatre adepte de la naturopathie. En parallèle, elle se plonge dans diverses lectures. Son instinct commence à la guider vers une piste, et c’est au contact d’un livre, Rien ne s’oppose à la nuit, roman autobiographique écrit par Delphine de Vigan, qu’émerge véritablement l’hypothèse qu’un membre de sa famille aurait été victime d’inceste. « Ça s’est mis à vibrer très fort dans mon corps, j’étais dans un état second », explique-t-elle. Lorsqu’elle parle de ses soupçons à son psychiatre, celui-ci lui fait part de son scepticisme. Sa psychologue, aussi. Pour la jeune femme, la confiance est rompue. Elle se détourne des deux thérapeutes et rejoint un groupe de parole autogéré par des victimes, au contact desquelles elle se sent plus à l’aise. Sarah mène son enquête, questionne les membres de sa famille dont les confidences la portent à croire que la victime concernée est sa grand-mère. Deux générations plus tard, la petite-fille pense qu’elle a hérité du traumatisme de son aïeule. À partir du jour où elle formule cette hypothèse, Sarah retrouve une respiration plus apaisée.

Quelques années plus tard, pourtant, le besoin de reprendre un parcours de soins se fait sentir. Ses symptômes persistent et une récente tentative de viol subie dans le cadre d’une mission professionnelle l’a replongée dans la détresse. Après une certaine errance thérapeutique, une psychologue accepte enfin son récit comme tel. La thérapeute l’entraîne même plus loin. « Êtes-vous certaine que la victime, ce n’est pas vous ? » lui suggère-t-elle. Sarah s’étonne de ne s’être jamais posé la question. Cette supposition lui semble plausible, bien qu’elle n’ait aucun souvenir d’une quelconque agression. Il y a seulement cette « intuition très forte ». Elle comprend qu’elle pourrait souffrir d’amnésie dissociative, un mécanisme de protection du cerveau qui expliquerait pourquoi, des années plus tard, elle ne parvient toujours pas à se souvenir. Ce phénomène toucherait 46 % des personnes victimes d’inceste, mineures au moment des faits, selon l’enquête « Impact des violences de l’enfance à l’âge adulte » réalisée en 2015 par l’association Mémoire traumatique et victimologie ; la période d’amnésie pouvant durer jusqu’à quarante ans après les faits. Ces résultats corroborent ceux du sondage Ipsos mené en 2010, en partenariat avec l’association Face à l’inceste, qui montrait que les victimes attendaient en moyenne seize ans avant de révéler leur agression. Isabelle Aubry, fondatrice de l’association et elle-même ancienne victime, préfère parler de « déni protecteur » – « plus parlant pour les victimes », selon elle – un mécanisme qui permet aux jeunes victimes de continuer à vivre en attendant le jour où elles se sentent suffisamment fortes psychologiquement pour se confronter à leur traumatisme.

L’amnésie dissociative, un concept qui divise encore

Dans la dernière édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5), tout comme dans la classification internationale des maladies (CIM), deux références en psychiatrie, le concept d’amnésie dissociative est présenté comme appartenant à la famille des troubles de stress post-traumatique. Désormais largement accepté par les psychothérapeutes et très médiatisé ces dernières semaines à l’occasion du mouvement #MeTooInceste, il ne fait pourtant pas l’unanimité. Au cœur d’un débat engagé aux États-Unis il y a trente ans et connu sous le nom de memory wars, il continue d’opposer les partisans de l’idée de refoulement traumatique à des chercheurs plus sceptiques. En France, Olivier Dodier, spécialiste de la mémoire, appelle à la prudence. « Nous manquons encore de preuves scientifiques pour affirmer que l’amnésie dissociative existe bel et bien », estime ce chercheur en psychologie cognitive de l’université de Nantes, pour qui de nombreux autres mécanismes alternatifs à la théorie du refoulement peuvent expliquer l’oubli, puis la résurgence des souvenirs d’inceste.

Selon lui, l’un de ces mécanismes concerne des victimes qui, au moment des faits, étaient trop jeunes pour comprendre la nature transgressive de ce qu’on leur imposait de vivre. « Elles ont vécu cette expérience de façon bizarre et inhabituelle, explique-t-il, mais ne l’ont pas intégrée au départ comme un événement traumatique. Le passage du temps fait que la victime peut ne pas y penser pendant des années, comme cela se passe pour un grand nombre de souvenirs non traumatiques. » Il suffit alors qu’à l’adolescence ou à l’âge adulte, elle entende parler de son agresseur ou qu’elle se retrouve dans un contexte similaire à l’agression, pour qu’elle se souvienne soudainement des faits. « À ce moment-là, la victime réinterprète ce qu’elle a vécu et c’est là que la détresse psychologique apparaît, et potentiellement les conséquences psychopathologiques. » Le stress pourrait également expliquer l’absence de souvenirs : lorsque l’on vit une expérience de manière extrêmement stressante, notre attention va se concentrer sur certains éléments et passer à côté d’un certain nombre de détails que la mémoire ne va pas intégrer. « Il ne s’agit donc pas d’oubli ou d’amnésie, résume le chercheur, puisque le souvenir n’existe pas. » Cette absence d’encodage, c’est-à-dire d’impression dans la mémoire, peut aussi s’expliquer dans certains cas par l’ingestion de drogues qui atteignent la zone du cerveau responsable du transfert des informations entre la mémoire à court terme et la mémoire à long terme.

Pour Muriel Salmona, psychiatre psychotraumatologue, elle-même abusée à l’âge de 6 ans, ces arguments constituent une violence de plus pour les victimes et un non-sens d’un point de vue clinique. « Quelles preuves cherche-t-on ? » demande la médecin, pour qui l’amnésie traumatique n’a plus lieu d’être questionnée, celle-ci ayant été observée chez des milliers de personnes souffrant de stress post-traumatique, des soldats de la Première Guerre mondiale aux prisonniers des camps de concentration de la Shoah, et plus récemment chez les victimes du Bataclan. « La preuve, c’est l’observation clinique de patients qui, depuis plus d’un siècle, disent retrouver les souvenirs des années après les faits. » Pour ce qui est du caractère transgressif de l’inceste, la psychiatre rappelle que « le viol n’est pas une transgression morale mais bien une violence extrême, de la torture telle que définie par le droit international. Les violences sexuelles sont les crimes qui entraînent les traumatismes les plus graves, et c’est pour cela qu’elles sont utilisées comme arme de guerre. C’est ce qui détruit le plus quelqu’un sans avoir besoin de le tuer […]. Et ce n’est pas parce que vous êtes un bébé ou un enfant de 2 ans que vous ne vous rendez pas compte qu’on vous veut du mal. » C’est d’ailleurs, précise-t-elle, pour survivre à cette violence que l’amnésie traumatique intervient. Lors d’un viol, l’enfant ressent un stress si fort qu’il représente un risque vital pour son cœur et son cerveau, soudainement submergés par l’adrénaline et le cortisol. Pour faire disjoncter ce circuit émotionnel extrême qui risque de tuer la victime, des mécanismes neurobiologiques de protection se mettent en place, entraînant l’amnésie dissociative. Dans le cas de l’inceste, la personne qui a été à l’origine du stress extrême reste généralement présente dans la vie de l’enfant. Or les études cliniques montrent que plus une personne reste confrontée à son agresseur, plus ce mécanisme a de probabilités de se mettre en place pour l’aider à survivre.

La délicate question des faux souvenirs

Pour les scientifiques doutant de la fiabilité du concept de refoulement, considérer que des souvenirs peuvent être enfouis par le biais d’un mécanisme inconscient et retrouvés en thérapie pose un risque majeur, celui de distordre la mémoire des patients, voire de créer chez eux de faux souvenirs. En France, ont été particulièrement médiatisés deux cas de faux souvenirs induits par des pseudo-thérapeutes mal intentionnés, Marie-Catherine Phanekham, au début des années 2000, et Benoît Yang Ping, en 2012. La première, une kinésithérapeute de 44 ans, a été condamnée pour avoir induit des faux souvenirs d’inceste à des patientes, profitant de l’attention médiatique portée à l’affaire d’Outreau et aux questions de pédophilie. Le second, un psychothérapeute de 78 ans, était parvenu à persuader une femme qu’elle avait subi des viols durant son enfance, la poussant à dépenser 238 000 euros de thérapie en douze ans. L’escroc avait aussi persuadé un autre patient que sa mère avait voulu avorter de lui, induisant de faux souvenirs soi-disant intra-utérins d’aiguille à tricoter. Ces exemples, bien qu’extrêmes et tout à fait marginaux, illustrent le fait que la mémoire est malléable et qu’en théorie, les souvenirs peuvent être distordus volontairement ou accidentellement. Mais, en pratique, l’amnésie traumatique s’estompe très rarement dans le cadre d’une psychothérapie ou prise en charge médicale. « Dans l’immense majorité des cas, l’amnésie se lève indépendamment de toute suggestion, lorsque les personnes sont seules, chez elles, soutient Muriel Salmona. Ces souvenirs réapparaissent sous la forme de flash-back, de cauchemars, de réminiscences sensorielles. Ce n’est qu’ensuite, qu’une mémoire narrative commence à émerger. »

Un enjeu juridique majeur

Si la question de l’amnésie traumatique crispe autant, c’est parce qu’elle est aujourd’hui un enjeu majeur. Muriel Salmona, soutenue par le gynécologue, Prix Nobel de la paix, Denis Mukwege, milite pour que la loi française prenne en compte l’amnésie traumatique comme un « obstacle insurmontable ». Cette avancée donnerait aux victimes d’inceste la possibilité de recourir à l’article 9-3 du Code de procédure pénale, qui permet de suspendre la prescription lorsqu’un « obstacle de fait insurmontable et assimilable à la force majeure (a rendu) impossible la mise en mouvement ou l’exercice de l’action publique ». « D’autant que des preuves, on va en avoir à foison, soutient la psychiatre. Je n’ai pas une seule petite patiente qui a subi des violences sexuelles à l’intérieur de sa famille qui ne me dise avoir été filmée ou photographiée. Ces images circulent de plus en plus sur le dark net. » Pour Muriel Salmona, le temps écoulé entre les faits et leur divulgation par la victime ne pose pas uniquement une difficulté en termes de disparition des preuves ou d’évolution des souvenirs. Il peut également être un avantage : des témoins qui, à l’époque, ne pouvaient pas parler, parce qu’ils se trouvaient eux aussi sous l’emprise de l’agresseur, peuvent désormais plus facilement le faire.

Pour Olivier Dodier, qui travaille en collaboration avec Elizabeth Loftus, grande spécialiste américaine de la mémoire aussi influente que controversée – elle est notamment critiquée pour ses interventions lors de procès de prédateurs sexuels tels que Harvey Weinstein ou Bill Cosby –, rester prudent sur la question de l’amnésie dissociative, c’est aussi protéger les victimes. « Le faux souvenir ne concerne pas forcément un événement entier mais parfois un seul élément à l’intérieur d’un souvenir réel et c’est surtout à ce type-là de faux souvenirs que l’on s’intéresse dans le cadre judiciaire », explique le chercheur pour qui, en employant des méthodes d’interrogatoire suggestives, un enquêteur risque de modifier les souvenirs d’un témoin et, par conséquent, de fragiliser son dossier.

Les deux camps s’accordent néanmoins sur un point : l’urgence de former les acteurs de terrain à la question de l’inceste, qui constitue un traumatisme très particulier puisqu’à l’intérieur du cercle intime, il est la cause d’une multitude de symptômes, mis en lumière par de nombreuses études. L’étude Ipsos citée précédemment met en évidence que la quasi-totalité des victimes d’inceste passent par des épisodes dépressifs, 86 % sont sujets à des pulsions suicidaires et plus d’une victime sur deux tente au moins une fois de mettre fin à ses jours. Automutilation, addictions, troubles du comportement alimentaire, douleurs chroniques régulières, impossibilité d’exercer une activité professionnelle et blocages face à la sexualité font aussi partie des conséquences classiques de l’inceste. « On a un problème de formation fondamental en France, qui engendre de nombreuses errances thérapeutiques », dit Isabelle Aubry, pour qui trouver une thérapie adaptée se fait encore « au petit bonheur la chance ».

Depuis l’an dernier, Sarah tente de faire la paix avec ses expériences thérapeutiques qu’elle estime manquées, et surtout avec sa mémoire. Peut-être que des souvenirs lui reviendront un jour, qui lui permettront de clore ce chapitre, peut-être pas. Depuis une mauvaise expérience en EMDR – stimulation sensorielle à base de mouvements oculaires proposée dans le cadre de stress post-traumatique – qui l’a beaucoup fragilisée, elle a décidé que retrouver la mémoire n’était plus un objectif. En attendant, elle apprend à dompter ses symptômes et à vivre avec cette expérience sans mots, seul moyen pour elle d’avancer dans sa vie. 

 

* Le prénom a été modifié.

 

 

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