Un jour, une cousine éloignée m’a contactée. « J’ai été violée par mon père entre 4 et 14 ans », m’a-t-elle dit au téléphone. « Bienvenue au club », lui ai-je répondu, même si l’inceste dont j’avais été victime obéissait à des modalités fort différentes. Nous partagions une histoire de maltraitance. Et surtout la même famille. Y avait-il d’autres victimes autour de nous ? Ma cousine est venue chez moi. Nous nous sommes assises sur le tapis et avons inscrit sur une grande feuille les membres de notre famille sur trois générations. Après quelques mois d’enquête téléphonique, la liste des victimes probables n’en finissait pas de s’allonger. Personne n’était indemne. Manifestement, notre famille engendrait des pervers comme d’autres fabriquent des yeux bleus. J’ai donc écrit La Fabrique des pervers pour essayer de comprendre ce qui avait gangrené toute cette lignée.

J’ai d’abord mis en évidence un sentiment d’impunité originel inoculé par l’ancêtre de la tribu : en 1870, il avait fait fortune en dépeçant les animaux du Jardin des plantes pour nourrir à prix d’or les Parisiens affamés. Ensuite, j’ai repéré dans cette famille devenue aisée une promiscuité sensuelle ou sexuelle propice à tous les dérapages. Dans de vieux albums, j’ai trouvé des photos de mon grand-père et de ses proches nus dans des salons bourgeois. Vu du dehors c’est étrange et choquant. Mais à nous, les enfants, qui baignions dans cette atmosphère, cela paraissait normal. Pour que l’inceste se produise, il faut un climat de confusion, comme l’a très bien montré le grand psychanalyste Sándor Ferenczi. Je me souviens qu’adolescente, quand j’allais me promener avec mon père aux puces de Saint-Ouen, il avait toujours son bras posé sur mon épaule. Quand on lui demandait si j’étais sa fiancée, il répondait : « Oui. » Cela lui causait un plaisir manifeste.

La confusion se nourrit de l’équivoque des situations. Et aussi de l’ambiguïté des mots. On utilise les termes de « chatouilles », de « pelotage ». Ma mère, qui s’épuisait à ne rien voir, parlait des « gestes maladroits » de mon père… Pour sortir de cette confusion, il faut nommer. Mettre des mots justes sur la réalité des actes commis. Ce n’est pas facile. La langue n’a pas les mots pour des situations qui ne devraient jamais avoir lieu. On ne sait trop comment désigner ceux qui commettent l’inceste. Des « bourreaux » ? Le terme, bien trop général, suppose une intention clairement assumée de faire violence. Or les pères incestueux, même s’ils saccagent des âmes, ne se voient pas comme des tortionnaires. Des « abuseurs » ? On abuse de quelque chose qu’il est légitime de consommer en quantités modérées : c’est le cas du chocolat, ce n’est pas celui des enfants. Faute de mieux, j’ai choisi de parler d’« agresseurs » et d’« agressions sexuelles ».

Nommer avec des mots justes, c’est aussi remettre à l’endroit ce qui a été mis à l’envers. Il faut que les victimes sachent qu’elles sont victimes et pas coupables. Mais en faisant bien attention à ne pas les enfermer dans ce rôle. Être victime n’est ni une identité ni un statut. C’est un passage. Vis-à-vis de mon père, je me suis sentie d’abord coupable, puis victime, et pour finir indifférente. La haine, je ne l’ai jamais ressentie.

Quand La Fabrique des pervers a été publiée, il y a cinq ans, le livre a été peu chroniqué. Aucun journal féminin n’a souhaité en parler. « Trop violent », me disait-on. Cinq ans plus tard, le livre de Camille Kouchner décrivant des personnalités médiatiques ne pouvait être passé sous silence. C’est un témoignage très juste. Je me réjouis que sa parole ait été entendue, je me réjouis que mon propre livre ait pu jouer un rôle déclencheur dans sa prise de conscience ainsi qu’elle l’a déclaré à plusieurs reprises. Grâce à elle, on ne peut plus faire semblant de croire que l’inceste ne se produit que chez les plus pauvres et les plus démunis.

Que restera-t-il de toutes ces discussions dans six mois ? Pas grand-chose, je le crains. Il est très possible que tout se referme, et que la question de l’inceste soit une fois de plus balayée sous le tapis. C’est un problème tellement dérangeant. Il jette une lumière crue sur la famille, une des valeurs les plus universellement célébrées. Pour moi, la famille doit être un lieu de passage. Il faut que l’air circule. Si elle se transforme en milieu clos livré à l’impunité d’un paterfamilias, alors « la famille devient l’infamie », comme le disait Christiane Rochefort.

Toutes les études nous indiquent que l’inceste touche plusieurs millions de victimes en France. C’est pour elles, désormais, que je me bats. En ce qui me concerne, le travail (notamment grâce à la psychanalyse) est fait depuis longtemps. J’ai eu deux filles. Contrairement à mes parents qui prétendaient avoir reproduit ce qu’ils avaient connu, je ne leur ai pas fait subir ce qu’on m’a fait. Je leur ai appris le respect. Et j’ai continué à écrire des livres. Après Léonard de Vinci, après Filippo Lippi, je prépare un ouvrage sur Masaccio, mon peintre préféré de cette Renaissance italienne dont je n’arrive pas à me déprendre. Sur ce que j’ai subi, sur mon parcours, j’aime citer cette phrase de Rimbaud : « Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté. » 

 

Conversation avec JEAN-FRANÇOIS MONDOT 

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