Des mots sur l’horreur

Je travaille depuis sept ans sur les questions féministes et de genre ; l’inceste est présent depuis longtemps en filigrane : quand on s’intéresse aux violences masculines, on y arrive forcément. Les chiffres, si vertigineux soient-ils – deux enfants par classe victimes d’inceste en moyenne –, ne sont pas suffisants. On met peu les mots sur cette réalité. Les siestes avec grand-père, les nuits où papa entre dans la chambre… Et cela concerne tous les milieux. Dans le cadre de mon travail radiophonique, la question de la parole des victimes s’est posée : je veux toujours les faire entendre. Mais, cette fois, il a fallu décider jusqu’où aller dans la description des faits. Qu’est-ce qu’on raconte ? Et pourquoi ?

En général, on parle de l’inceste de façon globale ou alors on tombe dans l’hyper-sensationnalisme avec des émissions racoleuses. Jamais on ne dit : « Papa m’a sodomisée » ou « Grand-père m’emmenait pour sa sieste tous les week-ends et me demandait de mettre ma main sur son sexe ». Même si je sais que ce dévoilement peut être très douloureux à entendre pour les nombreuses victimes, j’ai fait le choix en conscience de mettre des mots sur les faits. Entendre : « J’ai été victime d’inceste », c’est dur, mais entendre : « J’ai fait des fellations à mon cousin qui m’y a obligé », c’est encore plus difficile.

J’ai pris la décision d’aller jusqu’au bout, de demander quels étaient les actes, les sensations, les souvenirs. De laisser la parole se déployer vraiment, précisément. D’être à l’écoute jusqu’au bout. La radio représente un outil très précieux pour le faire, et de manière bienveillante. Grâce à la réalisation de Samuel Hirsch, aux musiques, aux voix, aux silences, aux ambiances, aux textes poétiques et littéraires et à la parole de chercheuses en étude de genre qui viennent accompagner les témoignages et rendent possible l’écoute de l’impensable. Alors, on brise réellement le silence, et une prise de conscience, quasiment charnelle, peut s’opérer.

Une parole qui coûte

Souvent, la parole arrive très tard. Les enfants parlent toujours au moment des faits, mais à travers un langage qu’on ne prend pas le temps de décrypter (des dessins, des comportements étranges, des troubles de l’alimentation, du comportement, des replis sur soi, des fugues, etc.). Les personnes avec qui j’ai pu m’entretenir ont eu besoin de beaucoup de temps pour parler au sein de la famille ou aux amis. Avec souvent un coût important à payer. Beaucoup de victimes (même si ce n’est pas systématique) passent par des moments d’autodestruction, des conduites à risque, des addictions, des interrogations sur leur sexualité… Un long travail d’introspection est nécessaire, parfois avec des associations. Les groupes de parole permettent de formuler, de se rendre compte que d’autres personnes ont vécu la même chose.

Pour autant, les victimes d’inceste ne se sentent généralement pas entendues. C’est un peu généralisant, mais ce qui ressort de mes échanges, c’est que, pour beaucoup, en parler c’est briser la famille. Du côté des amis, on ne veut pas voir, on ne veut pas entendre le traumatisme, ses conséquences. Ou alors, la victime le dit une fois et c’est terminé. Le message reçu, c’est souvent : « OK, on a compris, tu as été victime, on peut passer à autre chose maintenant ? » Pourtant la personne est détruite et subit des conséquences extrêmement lourdes, post-traumatiques, un mal-être global, une dépression, même après en avoir parlé, même après avoir entamé des thérapies. Les victimes sont confrontées à une difficulté à faire entendre cette souffrance qui perdure.

Quant à la justice, si les faits ne sont pas prescrits, le processus est très lourd, très douloureux. Il faut tout remettre à plat. Souvent, il n’existe pas de preuve. La question du consentement d’une jeune fille de 13 ans peut être soulevée ; les victimes n’ont pas l’impression d’être entendues. Certaines m’ont d’ailleurs raconté comment les agresseurs surfaient sur le consentement et sur l’éducation : « Je vais t’apprendre la sexualité, comme dans les années 1970. Tu sauras, tu vas devenir plus mature. »

Apprendre aux enfants à dire non

Pour moi, #MeToo et #MeTooInceste n’ont pas forcément libéré la parole des victimes, car elles parlaient déjà avant… C’est juste qu’on ne les écoutait pas. Et on écoutait encore moins les enfants. On ne croit pas les enfants. Pour beaucoup, il y a la suspicion qu’ils vont mentir, qu’ils vont extrapoler. Ce qui transparaît dans tous mes échanges, c’est la question de la domination des adultes sur les enfants. Il faut redonner un statut d’être humain aux enfants : les laisser parler, exprimer leurs besoins, leurs émotions. Ne pas être dans le tout-répressif. Il ne s’agit pas d’être laxiste, mais de les considérer comme égaux à nous, les adultes. Leur apprendre qu’ils peuvent dire non.

Mais comment dire non dans la sphère de la sexualité si ailleurs ils ne peuvent pas en ce qui concerne les repas, le sommeil, les jeux, l’éducation, etc. ? S’ils sont obligés de finir leur assiette même s’ils n’ont plus faim. Si tout passe par la contrainte, l’autoritarisme, le manque d’autonomie. Est-ce qu’il faut obliger les enfants à faire des bisous aux grands-parents, aux copains, etc. ? C’est perçu comme une marque de politesse, mais doivent-ils accepter s’ils n’en ont pas envie ? On peut dire bonjour autrement. Pour moi, c’est le début de la question du consentement. Et de la question de la parole des enfants.

Murées dans la honte et le silence

Ce que j’ai ressenti dans mes échanges avec les victimes, c’est que toutes savaient que ce n’était pas normal, que c’était interdit. Un acte dont elles n’avaient pas envie, qui leur faisait mal. Certaines ont essayé de dire non, en se retournant dans le lit, par exemple, ou en déployant des stratégies d’évitement. Mais elles se retrouvaient face à une emprise forte : comment concevoir que celui qui m’aime me fasse du mal ? L’amour et la violence sont associés. Et l’enfant obéit à l’adulte qui lui enjoint de se taire, sur ce sujet comme sur tous les autres qui concernent sa vie.

Du côté des victimes, même une fois adultes, se mêlent un sentiment de honte et du silence. Elles sont victimes, mais elles ont honte. Parmi les adultes, ce qui revient chez les personnes qui ont parlé, c’est la culpabilité d’avoir détruit la famille… D’autres ont préféré se taire, se demandant quel bénéfice il pourrait y avoir à parler. Que fait-on des auteurs ? Est-ce qu’on porte plainte contre son grand-père, son père ? Toutes ces questions participent au silence. Le silence de la victime, le silence de l’entourage. Tout le monde sait, personne ne dit rien.

Une porte qui ne s’ouvre pas

 

Ce que je vois dans tous les témoignages, c’est une chambre fermée. Une sieste. Un volet clos. Une porte qui ne s’ouvre pas. Alors qu’il y a toujours quelqu’un d’autre dans la maison. Cela interroge la place des mères qui « savent sans savoir ». Qui ne peuvent pas savoir, qui ne veulent pas voir, comme tout le reste de la famille. Souvent, pourtant, les victimes m’ont dit : « Elle ne pouvait pas ne pas savoir » ; « Pourquoi n’a-t-elle jamais ouvert la porte, jamais rien dit ? » C’est douloureux pour les victimes, cette non-dénonciation et ce non-soutien de la part des mères. En même temps, il faut bien comprendre que beaucoup de mères ont été elles-mêmes victimes d’inceste. Le silence autour de l’inceste se transmet de génération en génération. Et il faut aussi dire que, quand certaines mères dénoncent des agissements, on leur en veut ou on leur reproche d’être fusionnelles, de ne pas vouloir laisser l’enfant au père, quand il s’agit de couples séparés. Les hommes utilisent le syndrome d’aliénation parentale.

Mais si la quasi-totalité des incesteurs sont des hommes, parmi les victimes, on trouve également beaucoup de garçons (en moins grand nombre que les filles, néanmoins). Ils se heurtent à des freins supplémentaires : parler est encore plus difficile pour eux. C’est la honte suprême, en tant que garçon, on touche à la question de la virilité, à la construction de la masculinité. Et quand l’inceste provient d’une femme, c’est encore plus difficile. On les croit encore moins. Une mère ne peut pas violer son enfant. Elle est forcément aimante, douce, protectrice. La question de la violence des femmes est difficile à aborder : elle donne de la matière aux antiféministes, aux masculinistes. Il est pourtant important de l’interroger pour désessentialiser la violence.

Mon émission sur l’inceste m’a bouleversée. Recueillir toutes ces paroles. Prendre conscience que l’inceste s’inscrit au cœur de tout. Un nœud extrêmement fort se noue là, articulant différentes formes de domination. Je travaille en ce moment sur le système carcéral. Je me suis rendu compte que, dans la quasi-totalité des cas, les prisonnières autrices de violences ont elles-mêmes été victimes de violence. Avec très souvent la question de l’inceste qui ressort. Soit pour elles, soit pour leur mère. Ce n’est pas juste un élément parallèle de violence de notre société. C’est partout, c’est au fondement.

Comme l’explique Juliet Drouar, journaliste, dans sa critique des travaux de Claude Lévi-Strauss sur l’interdit de l’inceste comme socle de la civilisation, en réalité, on n’a pas affaire à un bannissement de l’inceste… Il existe, mais on n’a pas le droit d’en parler. Les violences et la domination masculines s’exercent en majorité dans la sphère familiale : les auteurs de violences, ce sont nos pères, nos cousins, nos frères. Les mots sont importants. L’inceste, ce n’est pas les autres. J’ai toujours l’impression que ces mots ne sont pas assez martelés dans les médias. Notre société est construite ainsi. Elle est malade. Il faut poser des mots, même si cela fait mal. Il faut se prendre les choses en face. C’est vertigineux. 

 

Conversation avec ORIANE RAFFIN

 

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