On a beau connaître le poids des mythes, se souvenir que rien ne put contredire l’oracle de la Pythie, qu’Œdipe finit par tuer son père Laïos avant d’épouser sa mère Jocaste, tout en ignorant qui ils étaient. On a beau avoir en tête la saisissante description qu’Émile Zola, dans L’Argent, dressa de ces cloaques à Montmartre où des familles s’entassaient et des enfants étaient « livrés dès la petite enfance à l’instinctive luxure par la plus monstrueuse des promiscuités ». On a beau savoir quels gouffres l’âme humaine peut parfois approcher, la vague actuelle de dévoilements autour de l’inceste n’en constitue pas moins une onde de choc. On hésite à parler d’un crève-cœur du fait du caractère insoutenable des récits ou d’un soulagement parce que la parole libérée est seule à même d’interrompre des pratiques qui, dans certaines familles, se poursuivent depuis plusieurs générations.

Ce qui cause notre effroi, c’est de découvrir que l’inceste n’est pas un phénomène marginal mais une déviance qui frappe assez largement (5 à 10 % de victimes, selon de très nombreuses études), quels que soient les niveaux de richesse ou d’éducation des familles. On ne parle pas là de séductions souterraines et sublimées, mais d’actes infâmes, d’hommes s’appropriant le corps d’enfants, manipulant leur affection puis leur terreur. À cet égard, le livre de Camille Kouchner a suscité un très large écho en mettant la lumière sur la figure d’un incesteur, homme connu et puissant, intellectuel, juriste qui plus est !

Tous les témoignages rassemblés dans ce numéro sont bouleversants : le récit de l’écrivaine Sophie Chauveau sur la pratique généralisée de l’inceste dans sa famille ; les réflexions de Charlotte Bienaimé qui, pour Un podcast à soi sur Arte Radio, a recueilli les paroles de victimes de violences sexuelles et d’inceste ; l’enquête de Manon Paulic qui nous fait mesurer, à travers les débats entre spécialistes, la profondeur des blessures psychiques chez les victimes. L’anthropologue Dorothée Dussy a consacré dix ans de sa vie à écouter abuseurs et abusés, des filles surtout, mais aussi des garçons. Ses constatations sur l’invariance de l’inceste par-delà les époques, les pays et les modes de vie, interrogent : et si cet interdit universel coexistait avec une loi du silence imposée par les prédateurs, au-delà même des familles concernées ? Les révélations actuelles ont commencé d’ébrécher la chape de plomb. Pour que le mouvement se fasse irréversible, il faudra que la justice trouve les moyens d’accompagner la parole des enfants quand elle s’exprime ou celle des adultes, longtemps après les faits. Mais aussi, suggère le magistrat Édouard Durand, que la société dans son ensemble ouvre les yeux sur ces violences. « Un homme, ça s’empêche », a écrit Albert Camus. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !