L’assaut sur Odessa n’a pas eu lieu et ceux qui connaissent cette ville ont été soulagés de la voir épargnée. Une injustice parmi d’autres fait que l’on préfère voir les cités soviétiques crouler sous les bombes plutôt que les demeures néoclassiques des bords de la mer Noire. Voir Odessa en ruine aurait été un crève-cœur de plus dans la guerre d’Ukraine.

Disons immédiatement que cohabitent deux Odessa. Celle des arches de pierre aux grilles forgées, ouvrant sur des cours envahies d’acacias, d’escaliers tordus et de chats ensauvagés. Et celle des discothèques délurées grignotant les maigres grèves de la mer Noire, dans un cirque de hautes tours fraîchement plâtrées. La première, l’Odessa de la Moldavanka, aux façades décrépies et aux rues pavées, m’a enjôlé. La seconde est l’aboutissement du boom balnéaire initié sous les Soviets, débridé par l’Ukraine indépendante et un capitalisme ravageur. Deux Odessa qui se succèdent sur le front de mer et s’offrent aujourd’hui aux navires de guerre ennemis.

 

Moldavanka

Commençons par la première, celle des empires, russe puis soviétique. Moscou sous tous ses avatars. Cette histoire que Poutine voudrait le présent, parce que Catherine la Grande trône, figée dans la pierre, au-dessus des grues du port d’Odessa. Le maître du Kremlin oublie que les bolcheviques dont il se prévaut également avaient remisé le monument à la révolution. C’est l’Ukraine indépendante qui a remis à son ancienne place l’hommage à la tsarine fondatrice, assumant crânement un héritage dont elle souhaite tirer un autre avenir. L’indépendance ne saurait reposer sur une réécriture du passé. Ironie de l’histoire, la statue de Catherine la Grande est désormais protégée d’une haute pile de sacs de sable.

Car Odessa est née du XIXe siècle et des premières décennies bolcheviques. C’est entre ses demeures néoclassiques aux moulures fatiguées que, comme tant de visiteurs, j’ai flâné des journées entières. Un centre historique étonnamment intact pour une ville si longtemps administrée par des secrétaires du Parti. Un miracle même, quand on pense à ces barres de béton khrouchtchéviennes devenues le standard en URSS. À ces grands ensembles alors futuristes qui ont éclos sur des quartiers rasés à travers toute l’Eurasie. Que s’est-il alors passé à Odessa ? Son architecture de l’âge d’or a-t-elle ému quelques apparatchiks installés dans les plus beaux appartements ? Les chantiers futuristes se sont-ils brisés là-bas sur les charmes du passé ? Toujours est-il qu’on est allé couler du béton en périphérie. On a construit des villes nouvelles en périphérie et l’atmosphère d’Odessa est restée. Elle a traversé l’URSS.

L’escalier Potemkine, avril 2013
© Éric Nathan / Alamy Stock Photo

Comme chacun, j’ai aimé ces vieux quartiers aux plans tracés par un duc de Richelieu fuyant la Révolution française. L’identité d’Odessa a toujours tenu dans ces bâtisses aux toitures aériennes, loin des standards brejnéviens qui forment en général tout le paysage urbain d’un séjour en ex-URSS. À Odessa, les balcons encombrés menacent de s’écrouler sur les passants, les façades écaillées laissent apparaître la pierre de calcaire, les voitures sautent douloureusement sur les pavés. Les babouchkas en peine de commérages vous suivent du regard, mais je ne me suis jamais laissé intimider. J’ai toujours franchi d’un pas décidé les seuils ouvrant sur des cours d’un autre siècle, les cages d’escalier polies et parfois même les appartements aux intérieurs surannés. Les rampes rouillées et les portes en bois plein ont chaque fois réjoui mon œil lassé par les goûts kitch des nouveaux riches ukrainiens. 

 

Un jour, il m’avait pris la curiosité d’aller au cirque. Dans le hall, soutenu par de vieilles colonnades staliniennes, on vendait des barbes à papa. Les dresseurs promenaient des anima

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