Odessa est debout. Encore debout. En cette heure de fin juillet où nous traçons ces lignes, la « perle de la mer Noire », une de ses innombrables appellations avec la Marseille de la mer Noire, Odessa la cosmopolite, Odessa mama – référence à ses mafieux – ou Hollywood sur la mer Noire – en écho aux studios de cinéma où fut tourné le fameux Cuirassé Potemkine d’Einsenstein… Odessa donc, plie mais ne rompt pas. Mais jusqu’à quand ? Si Vladimir Poutine hésite à raser cette ville si symbolique dans l’imaginaire russe, il en a fait un de ses objectifs. Reste à savoir s’il aura les moyens de passer à l’action, quand, et comment.

Sur le million d’habitants que comptait la ville avant les premiers assauts du 22 mars par l’aviation russe, un tiers de la population est demeurée sur place. Dans les rues aux façades truffées d’antiques balcons menaçant de tomber, la vie continue entre angoisse et danger, à l’abri des rêves de paix et des acacias, arbres emblématiques de la cité. Danse-t-on à Odessa pour conjurer le mauvais sort, comme jadis au temps de l’invasion des chars de la Wehrmacht évoquée par le poète Ilya Kaminsky ? Les reporters occidentaux observent que des jeunes femmes mettent un point d’honneur à soigner leur élégance et à se maquiller comme pour défier la guerre et ceux qui la propagent. Et on a entendu au milieu de l’été résonner l’air du Barbier de Séville à l’Opéra, dont les rideaux se sont, comme par miracle, rouverts.

Qui aurait imaginé que l’une des villes les plus russophones du pays, quoique farouchement ukrainienne, serait un jour défiée par le grand frère de Moscou ?

Odessa continue pourtant de retenir son souffle. Le port immense, poumon céréalier de toute l’Ukraine, est paralysé. La mer a été minée tant par les Russes que par les Ukrainiens – les premiers pour bloquer le trafic maritime, les seconds pour dissuader l’ennemi de toute tentative d’envahissement. Parce qu’il faut bien vivre, on se baigne au bord de la mort.

Devant ce cauchemar éveillé, la cité fondée par la Grande Catherine en 1794 brandit son histoire comme un sauve-qui-peut. Qui aurait imaginé que l’une des villes les plus russophones du pays, quoique farouchement ukrainienne, serait un jour défiée par le grand frère de Moscou ? À travers le récit-fleuve de l’écrivain-reporter Cédric Gras et l’entretien que nous a accordé Boris Czerny, spécialiste des littératures ukrainienne et juive, ou encore dans l’extrait choisi d’un récit d’Isaac Babel, une ville fascinante surgit devant nos yeux, faite de multiples brassages ethniques, de littérature (Gorki, Pouchkine, Maïakovski) et de musique (du classique au jazz). Odessa où se parle une « langue vinaigrette » – dixit Boris Czerny –, mêlant le russe, l’ukrainien et le yiddish. Une diversité incomparable, présente jusque dans la cuisine qui lie les fumets slaves aux saveurs méditerranéennes. Cet art du mélange est le trésor des Odessites, leur identité profonde. Ils le défendent et le défendront encore. À tout prix. Pour qu’on continue de danser à Odessa. 

 

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