Où se situe la ville d’Odessa ?

On dit souvent qu’elle se trouve à la limite de deux mers aux couleurs de l’Ukraine : le bleu de la mer Noire, et le jaune des champs de blé à perte de vue. Aujourd’hui, Odessa est la troisième ville d’Ukraine, une ville côtière au climat méditerranéen, qui compte environ un million d’habitants. Si on la regarde depuis la mer, on voit à l’est la ville de Kherson, sur l’embouchure du Dniepr. À 450 kilomètres au nord, c’est la capitale Kiev. Et à moins de 40 kilomètres à l’ouest, c’est la Moldavie et l’Europe. Pour l’Ukraine, elle fait figure à la fois d’ouverture sur la mer et de carrefour entre l’Europe et l’Orient.

Odessa est une ville relativement récente. Quelle est l’histoire de sa fondation ?

La ville n’a véritablement vu le jour qu’à la fin du XVIIIe siècle. Avant, il y avait bien un fortin turc, un comptoir grec, ainsi qu’un embryon de communauté juive, puisqu’on a retrouvé des tombes du XVe siècle, mais pas de ville à proprement parler. C’est Catherine II de Russie qui décide de bâtir Odessa en 1793, à la fin de la guerre entre la Russie et l’Empire ottoman. Catherine II avait déjà considérablement agrandi son territoire à l’ouest depuis les trois partages de la Pologne (en 1772, 1793 et 1795), grâce auxquels la Russie avait récupéré une importante partie de l’Ukraine et du Belarus. Elle poursuit son expansion en menant une grande politique de colonisation dans le sud de l’Ukraine, et en constituant une province qu’elle appellera Novorossia. C’est à cette entité administrative créée de toutes pièces que Poutine rêve de reconstituer.

Odessa va être construite sur un lieu quasi vierge. Pour cela, Catherine II va employer deux ingénieurs, un Hollandais et un Italien. À l’époque, en Europe, les bâtisseurs sont fortement influencés par l’Antiquité. Les deux ingénieurs s’inspirent donc de la tradition grecque et plantent une lance dans le sable, au bord de la mer. Lorsque le soleil se lèvera, son ombre déterminera la position de la rue principale de la future Odessa.

À partir de là, ils vont organiser la ville en damier, à l’instar des villes construites à la même époque aux États-Unis. Si bien que Mark Twain, lorsqu’il visitera Odessa, lui trouvera un air de Chicago ! En matière d’architecture, on y voit de petites maisons d’inspiration italienne avec des patios, des tuiles importées de Marseille… À compter de 1803, la ville a été administrée par un noble français qui a fui la Révolution, Armand-Emmanuel du Plessis de Richelieu. Celui-ci est encore aujourd’hui considéré comme l’artisan du développement de la « Perle de la mer Noire ».

Qui vient peupler cette ville nouvelle ?

Pour attirer les colons, l’administration propose dans un premier temps certains avantages : un droit à la terre, des facilités de paiement, une tolérance religieuse… Arrivent donc à Odessa toutes sortes de marginaux : des paysans qui fuient leur propriétaire terrien, des pauvres, des bandits en tout genre, mais aussi une importante population juive, qui afflue de Galicie et de Volhynie, deux régions de l’ouest de l’Ukraine, attirée par la plus grande liberté de culte et les opportunités professionnelles. Catherine II fait également venir un grand nombre de colons allemands, qui vont contribuer au développement agricole. Sur le port, ce sont beaucoup d’Ukrainiens qui viennent travailler. À cela s’ajoutent les marins qui passent par Odessa, dont des Anglais – ces derniers donneront naissance, plus tard, aux premiers clubs de foot de la ville. Sur le port et au marché d’Odessa, on entend parler toutes les langues : le grec, le turc, le yiddish, toutes sortes de langues slaves et surtout le sourjyk, une sorte de « langue vinaigrette » qui mêle le russe et l’ukrainien ainsi que le yiddish. Odessa est une ville fondamentalement cosmopolite.

Quel rôle joue cette jeune ville au XIXe siècle ?

Tout au long du XIXe, Odessa est un centre portuaire, industriel et commercial très important. Le commerce se fait par bateau, mais aussi par voie ferrée à partir de 1865. Odessa est un lieu privilégié pour le transport de céréales, notamment parce qu’à l’inverse des villes du nord, il ne risque pas d’y geler en hiver et cela permet donc de garder le contact avec les ports de Gênes, de Trieste et de Marseille. Progressivement, Odessa développe également ses propres industries, liées au pétrole ou à la métallurgie. Comme toute ville prospère, elle va être le lieu de grandes disparités sociales et économiques. De très grandes fortunes cohabitent avec des populations juives très pauvres et des dockers ukrainiens dont les conditions de vie particulièrement dures seront décrites par Maxime Gorki. Comme toute grande ville portuaire, c’est également un lieu de prostitution, notamment de prostitution juive – c’est devenu avec le temps un souvenir folklorique, mais, à l’époque, c’est une réalité sordide.

Au carrefour de toutes ces influences, Odessa est également un creuset de culture…

Absolument. Du fait de son cosmopolitisme, Odessa est un terreau particulièrement fertile pour les arts. En littérature, d’abord : vous avez Pouchkine, exilé russe à Odessa dans les années 1820, qui fait entrer la ville dans la mythologie littéraire. C’est à lui que l’on doit certaines images qui reviennent dans de nombreux textes : Odessa la cosmopolite, Odessa la poussiéreuse, Odessa l’européenne, Odessa et ses cafés où il fait bon vivre… Parmi les écrivains russes, vous avez ensuite Gorki, Bounine, Alexandre Kouprine, Maïakovski qui y ont tous vécu et ont écrit sur elle. C’est vraiment une ville où la littérature russe a connu un développement très fécond. De la même manière, la littérature juive en langue russe est très importante à Odessa. Vous avez bien sûr Isaac Babel, qui décrit particulièrement bien les bas-fonds d’Odessa ; vous avez le penseur sioniste Jabotinsky, qui était aussi un formidable journaliste et qui raconte que, lorsqu’il marchait dans les rues d’Odessa, il arrangeait inconsciemment sa cravate par respect pour la ville. C’est aussi un lieu de rencontre pour les écrivains de langue yiddish et hébraïque, comme Sholem Aleychem, et pour de nombreux penseurs sionistes.

« L’épisode d’Odessa passe, dans la propagande soviétique, pour le précurseur de la révolution de 1917 »

Odessa, c’est également la ville de la musique. La musique classique d’abord, puisqu’elle se dote dès 1810 d’un opéra de renom qui voit défiler les plus grands noms de la musique russe : Chaliapine, Tchaïkovski, Rimski-Korsakov… Et dans la musique populaire, le mélange des musiques traditionnelles ukrainiennes et juives donne une variété de klezmer particulièrement riche. Plus tard, dans les années 1910-1920, le jazz débarquera par le port. Et le jazz odessite deviendra très célèbre pendant tout l’entre-deux-guerres !

Odessa est également le théâtre des révolutions russes. Que se passe-t-il au tournant du siècle ?

C’est depuis toujours un lieu d’accueil, un lieu de refuge. Au fil de son histoire, elle abrite des communards, des aristocrates grecs, des nationalistes bulgares… Tout le monde vient s’y réfugier, car le port la rend facile d’accès, mais également parce que c’est ancré dans sa culture. Elle porte aussi en elle des ferments révolutionnaires du fait de la grande pauvreté d’une partie de sa population, de ce lumpenproletariat qui travaille sur le port. Évidemment, la mythologie d’Odessa la révolutionnaire s’est également cristallisée autour du film Le Cuirassé Potemkine (1925), qui raconte la mutinerie de marins forcés à manger de la viande avariée dans le port d’Odessa en 1905, et l’insurrection qui s’ensuit. Bien sûr, rien de tout cela ne s’est déroulé ainsi, il n’y a pas eu de landau dévalant les marches, et l’insurrection n’a pas été de cette ampleur. Mais le mythe demeure. Et l’épisode d’Odessa passe, dans la propagande soviétique, pour le précurseur de la révolution de 1917.

Qu’advient-il de la ville après cette date ?

Pendant la guerre civile russe qui déchire le pays entre 1917 et 1922, Odessa change très souvent de mains. Elle appartient à l’éphémère République autonome d’Ukraine, retourne aux mains des forces blanches puis des forces anarchistes, et passe même brièvement sous la domination du bandit Michka Yapontchik avant d’être prise par les Soviétiques.

« Odessa vit très bien en dehors d’elle-même. Son imaginaire est si fort qu’il dépasse sa réalité géographique »

De son port, une bonne partie de l’intelligentsia russe quitte le pays. Odessa finit par rentrer dans le rang. Elle devient une ville de province sans grand relief, mais conserve tout de même un rôle culturel : elle devient le haut lieu de la musique soviétique. On y enregistre des airs légers, populaires, inspirés du réalisme socialiste. C’est également là, dans les célèbres studios d’Odessa, que sont tournés de nombreux films, comme ceux de Miron Grossman et, bien sûr, d’Eisenstein.

Que se passe-t-il lors de la Seconde Guerre mondiale ?

C’est l’armée roumaine, alliée aux nazis, qui s’empare d’Odessa en octobre 1941. Les massacres commencent dès le lendemain. Certaines familles parviennent à fuir, notamment en Israël ou à New York, dans le quartier de Brooklyn, mais la majorité est assassinée. Au début du XXe siècle, Odessa était la première ville juive d’Europe, elle abritait 145 000 Juifs. En avril 1942, il n’en reste plus que 700. Une partie a été massacrée dans la ville même, les autres dans les faubourgs. Odessa est libérée par l’Armée rouge en 1944 ; elle reprend son rôle de ville portuaire de province et sert de base militaire, mais elle a perdu son caractère cosmopolite et pluriethnique. Elle a perdu son cœur, son âme, son souffle.

Et l’URSS s’effondre…

Après l’éclatement de l’URSS, Odessa réintègre l’Ukraine et retourne à la tradition. C’est-à-dire qu’elle redevient un lieu de commerce, d’industrie, de passage et, il faut bien le dire, un lieu où règne la pègre. Odessa, dans les années 1990, ressemble plus à Naples qu’à une ville « normale ». Mais c’est aussi une ville qui commence à s’intéresser à son propre passé : elle attire de plus en plus de touristes, notamment les descendants de sa diaspora juive.

Cette diaspora a du reste contribué à bâtir toute une mythologie autour d’Odessa…

En effet. L’identité odessite est très forte. On est d’ailleurs odessite avant d’être russe, ukrainien, ou autre. Et s’il y a de nombreuses célébrités liées à Odessa, comme Pouchkine ou Babel, la plus fameuse reste la ville elle-même, qui est un personnage à part entière. Les exilés emportent avec eux l’image de ses bandits, qu’on retrouve dans le film Little Odessa de James Gray, mais aussi celle d’une ville idéale où la vie est belle. Dans OdessaOdessa !, Michale Boganim évoque les plages de Brooklyn et d’Ashdod, d’autres lieux où Odessa a continué à vivre dans la mémoire et la mythologie. Odessa, d’une manière générale, vit très bien en dehors d’elle-même. Son imaginaire est si fort qu’il dépasse sa réalité géographique.

On a l’impression qu’Odessa a une histoire très spécifique, presque indépendante du reste du pays. Comment s’intègre-t-elle dans le récit national ukrainien ?

Odessa est une ville à la couleur et à l’histoire très particulières, comme Saint-Pétersbourg ou Lviv. Pour autant, elle fait partie intégrante de l’identité ukrainienne. Déjà parce qu’elle s’est toujours trouvée au sein de l’entité ukrainienne. Ensuite, tout simplement parce qu’une grande partie du commerce ukrainien transite par Odessa.

Certes, la question de son ancrage culturel en Ukraine s’est posée en 2014, lors de la révolution Euromaïdan. Odessa a alors été le lieu de plusieurs affrontements entre pro-Russes et pro-Ukrainiens. C’est vrai que, comme beaucoup de villes de l’Est ou du Sud, on y parle plus russe qu’ukrainien, mais en Ukraine, cela ne signifie pas grand-chose. Et depuis que la guerre a éclaté, les Odessites se sont vraiment fédérés autour d’une histoire ukrainienne commune.

Quel est votre endroit préféré à Odessa ?

Le Privoz, le marché d’Odessa. C’est un lieu incroyable. On y trouve fruits, légumes, épices, vêtements et pièces détachées. On y entend toutes les langues et tous les dialectes d’Ukraine et d’ailleurs. Et on peut y goûter la célèbre cuisine odessite, qui mélange les plats slaves, comme le bortsch et les vareniki [sorte de gros raviolis, souvent fourrés à la pomme de terre], aux saveurs méditerranéennes, comme le poisson, la tomate, les poivrons… Ce marché et cette gastronomie, ce chatoiement de plats et de goûts, c’est la reproduction culinaire de la diversité odessite. On s’y sent bien, car tout le monde peut retrouver une partie de soi à Odessa. 

Propos recueillis par LOU HÉLIOT

 

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