Les Ukrainiens vous diront, avec une pointe d’humour, que le cinéma est né à Odessa. En effet, en 1893, un ingénieur odessite nommé Yosyp Timchenko a inventé un appareil nommé « kinescope », sorte de mécanisme révolutionnaire capable de capter les mouvements, assez similaire à celui que construiront les frères Lumière deux ans plus tard. Si son appareil n’a pas le succès escompté, l’histoire reste dans la mémoire de la ville, qui mettra dès lors le cinéma au cœur de sa culture.

Dans les années 1910, d’immenses studios sont bâtis au 33 boulevard Français, à quelques pas de la mer. Avec son climat avantageux et son bouillonnement culturel, Odessa va rapidement devenir un des centres principaux du cinéma ukrainien soviétique, où l’on tourne des films au service de la propagande communiste. Parmi les œuvres les plus emblématiques, il y a, bien sûr, le célèbre Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, ou encore ce chef-d’œuvre avant-gardiste du cinéma muet, qui a révolutionné la grammaire du cinéma et qui offre des plans saisissants d’Odessa et de sa plage, L’Homme à la caméra de Dziga Vertov. Le grand réalisateur Oleksandr Dovjenko, considéré comme le père du cinéma ukrainien, y a également commencé sa carrière. Si les films produits par les studios d’Odessa dans les années 1920 et 1930 sont principalement propagandistes, ils n’en sont pas moins artistiques. Leur patte particulière influencera des générations d’artistes, bien au-delà des frontières de l’Union soviétique.

Jusqu’à la fin des années 1930, Odessa est donc peuplée de toutes sortes de gens du film : réalisateurs, techniciens, mais aussi premières stars de cinéma. Parmi elles, Vira Kholodna, une des plus célèbres actrices de l’Ukraine soviétique, qui a tourné une grande partie de ses films à Odessa et qui y a longtemps vécu. Les studios portent d’ailleurs désormais son nom. Grâce à elle et à tout cet univers, la ville acquiert une aura de glamour et gagne le surnom de « Hollywood sur la mer Noire ».

La Seconde Guerre mondiale et l’occupation violente d’Odessa par l’armée roumaine et la Wehrmacht vont mettre un terme à ce premier âge d’or. Il faudra attendre le milieu des années 1950 pour que les studios reprennent du service. Là, on produira tout d’abord de nombreux films de guerre, des histoires héroïques et tragiques de résistance contre les nazis, et les habituels films de propagande. Mais, pendant la période de « dégel » qui suit la mort de Staline en 1953, la censure s’allège progressivement et les réalisateurs ont une plus grande marge de manœuvre pour réaliser des films moins manichéens, plus artistiques, plus humains, plus sensibles. Parmi les grands noms du cinéma de l’époque, citons Marlen Khoutsiev, dont le célèbre Printemps dans la rue Zaretchnaïa (1956) dépasse les trente millions de spectateurs dans l’Union soviétique, ou encore Piotr Todorovski, dont le film Fidélité (1965) est primé à la Mostra de Venise. La figure la plus marquante du cinéma de la ville est Kira Mouratova, une réalisatrice majeure en Ukraine, qui a fait toute sa carrière à Odessa et dont les films au style inimitable, entre humour noir et théâtre de l’absurde, font aujourd’hui partie du patrimoine cinématographique mondial.

« À Odessa, le cinéma fait réellement partie des murs »

L’effondrement de l’URSS marque un coup d’arrêt définitif pour les studios, qui perdent leurs financements publics et leurs 200 millions de spectateurs potentiels à travers l’URSS. Ils servent désormais, de temps en temps, à tourner des séries télévisées et sont peu à peu laissés à l’abandon. Quant à la production cinématographique ukrainienne, en plein renouveau, elle s’est déplacée vers la capitale, puis, depuis 2014, vers le Donbass en guerre.

Pour autant, le cinéma n’a pas quitté la ville. Chaque année, le Festival international du film d’Odessa organise des projections sur le front de mer, en bas des célèbres escaliers Potemkine qui servent de gradins aux spectateurs. Ce sont plus de 10 000 Odessites qui s’y rassemblent tous les ans. Car, à Odessa, le cinéma fait réellement partie des murs. 

Conversation avec L.H.

Illustration JOCHEN GERNER

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