L’argent fait des petits, nous dit-on ; reste à savoir quelle gueule monstrueuse ont ses rejetons. Et quels sont leurs noms : Harpagon ? Panier-Percé… ou l’Homme invisible ? La CIA, bien informée, estimait en 2017 à quelque 80 billions de dollars la quantité d’argent en circulation dans le monde, dont désormais moins de 10 % serait sous forme physique. L’argent liquide serait-il en train de disparaître ? Que penser de ce poids croissant des monnaies dématérialisées ? Échangé par virement, carte, mobile ou par bitcoin, l’argent acquiert une fluidité accrue, qui l’éloigne davantage de la réalité des biens et des services. Gonflé comme la grenouille de la fable, est-il à l’image de nos sociétés ballonnées, en proie à de douloureux problèmes de digestion ?

L’argent a toujours bonne odeur, disait le poète latin Juvénal ; Freud, lui, le reliait aux excréments. La matière fécale est la première possession de l’être humain – l’enfant peut choisir de les retenir ou de les offrir, contentant sa mère par un geste d’amour. S’il reste bloqué au stade anal, il ne pourra pas intégrer correctement ce processus de la perte et du don. Appliqué à l’argent, un tel fonctionnement pathologique le conduira, adulte, à l’avarice d’un Scrooge peint par Dickens, ou à une prodigalité compulsive. L’argent de poche était la clé de cette éducation, permettant à l’enfant d’apprendre à gérer un pécule autant qu’à se forger son indépendance. Mais il n’est pas sûr que ce processus puisse s’accomplir dans une nouvelle virtualité assistée : celle de cartes bancaires et d’applications qui offrent désormais aux parents de « piloter les finances de leur ado en direct »… tout en dérobant à celui-ci le privilège d’une vie privée, et d’achats faits ailleurs qu’au centre commercial.

Car l’argent est fait pour être pris en main, la langue ne cesse de le rappeler. C’est ce qu’on va toucher, ou mieux encore

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