Les Bastilles monétaires se fissurent
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Le droit de battre monnaie – jus cudendae monetae, selon la célèbre formule – est un droit qui revient au pouvoir suprême dans chaque nation. À l’époque moderne, soit de la découverte de l’Amérique à notre Révolution de 1789, l’empereur, le roi ou tout autre dirigeant, qu’il tienne son pouvoir d’un Dieu ou du peuple, possédait ainsi le droit de créer de l’argent.
Les choses ont-elles beaucoup changé ? Le droit de battre monnaie est aujourd’hui entre les mains des banques centrales, elles-mêmes chapeautées par des institutions comme le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, ou la Banque des règlements internationaux (BRI). Institutions à leur tour encadrées par des consensus de réseaux internationaux autour d’une philosophie qui demeure intangible : le droit ultime d’imprimer monnaie est l’apanage des banques centrales, qui mettent d’ailleurs en avant régulièrement leur indépendance vis-à-vis des États au niveau de la question des dettes publiques.
Et pourtant, chacun peut le noter depuis quelques années, on ne cesse d’évoquer de nouvelles monnaies, notamment la cryptomonnaie bitcoin, qui s’affranchissent des règles de nos systèmes financiers et monétaires. Certains parlent de révolution. Nous verrons. Ce qui est sûr, c’est que le bitcoin, apparu en 2008, est la première monnaie digitale. Elle a vu le jour grâce à une nouvelle technologie qu’on appelle la blockchain.
La blockchain est, très schématiquement, une assemblée d’ordinateurs qui se connectent entre eux et se partagent un livre de comptes (le « ledger ») sur lequel tous les mouvements de fonds sont consignés. Le système consiste à contrôler et à authentifier en permanence les dépôts en demandant aux possesseurs de bitcoins de résoudre des équations mathématiques assez simples en faisant tourner leurs logiciels à plein. Ce mode opératoire consomme beaucoup d’électricité mais permet de sécuriser et valider l’exactitude des comptes du ledger. À chaque fois que l’équation proposée est résolue, l’heureux gagnant remporte la mise, environ 185 000 euros au cours actuel.
Derrière ces ordinateurs – en réalité des calculateurs surpuissants ou des cartes graphiques conçues pour les jeux vidéo – se cachent aujourd’hui des industriels du secteur et des geeks anonymes en compétition, parfois regroupés en association. À noter qu’il existe d’autres algorithmes de validation des registres, qui consomment nettement moins d’électricité, notamment les DAGs. Grâce à l’assemblée d’ordinateurs des blockchains, votre monnaie digitale – votre « fichier » monétaire – devient unique et infalsifiable, son unicité et sa propriété étant garanties par l’assemblée des ordinateurs.
La plupart de ces technologies étant libres de droits, cela signifie que chacun est potentiellement libre de créer de la monnaie digitale sur Internet. La révolution est ainsi bien réelle. Risquons une comparaison : de même que l’invention de l’imprimerie par Gutenberg a permis de libérer pleinement la pensée humaine au travers de l’impression de livres de toute nature, la blockchain pourrait libérer une énergie économique considérable par le truchement de monnaies innombrables. Ainsi, un des moteurs de l’histoire humaine, la capacité à s’emparer des richesses en se livrant à des guerres économiques ou à des affrontements militaires, pourrait muter très profondément. Dans une nouvelle logique, le privilège de battre monnaie deviendrait libre de droits en vertu des technologies blockchain. Un nouvel horizon dans lequel chacun peut prétendre être le roi ou la reine, libre de créer de l’argent.
On comprend aisément que le bitcoin, et la liberté technologique monétaire qui lui est associée, ait fait réfléchir et aiguisé la convoitise des nouveaux empires. Facebook a annoncé, en 2019, sa volonté de créer sur son réseau une monnaie digitale, le libra, renommé en 2020 le diem. L’objectif annoncé est de créer une monnaie mondiale qui serait indexée sur un panier de devises classiques. Ainsi, indirectement, le dollar, l’euro, la livre sterling, le franc suisse et le yen, à la valeur relativement stable, permettraient aux utilisateurs du diem de payer instantanément partout dans le monde dans un cadre sécurisé. Un outil utile, qui pourrait, entre autres, donner à de nombreuses personnes n’ayant pas accès à un compte bancaire, dans les régions les moins développées, les bénéfices d’une forme de bancarisation via Facebook.
Mais ce que permet la technologie peut être freiné ou interdit par le droit et en dernier ressort le pouvoir politique au sens large. Le jus cudendae monetae n’est pas encore libre de droits. À ce stade, Facebook a été contraint de restreindre sa zone d’action en se recentrant pour ce projet aux États-Unis avec obligation de s’adosser au dollar. Conclusion : pour tout diem émis, un dollar devra être gelé sur un compte dédié.
En Chine, les géants du numérique, autrement dit les BATX (Baidu, Alibaba, Tecent, Xiaomi), tentent eux aussi d’utiliser la capacité des nouvelles technologies, dont la blockchain, pour frapper monnaie. Cela semble ne pas faire consensus dans les instances du pouvoir communiste… Jack Ma, le PDG d’Alibaba, célèbre concurrent chinois d’Amazon, a bien tenté d’être très innovant dans le domaine de la monnaie. Là où Mark Zuckerberg et ses équipes ont dû faire une marche arrière douce dans leurs ambitions monétaires, Jack Ma a pour sa part été réduit au silence et à un strict confinement de trois mois. Manière de lui faire comprendre qu’il lui fallait renoncer à ses objectifs.
De même, de grandes entreprises du numérique, des secteurs industriels, du commerce, des banques, ont pu étudier la possibilité de se lancer dans le marché des monnaies digitales. À chaque fois, leur démarche a dû prendre en compte la philosophie et les règles des autorités traditionnelles qui ont la haute main sur le droit monétaire. Et celles-ci n’ont pas tardé à se mobiliser et à s’intéresser à ce secteur. Les banques centrales travaillent aujourd’hui sur le développement de leurs propres monnaies digitales, comme la Banque centrale européenne, la FED américaine, et la Banque centrale chinoise, leader sur le sujet avec le yuan digital, qui pourrait rapidement devenir un concurrent marqué du dollar.
Comme la liberté de pensée a émergé au terme d’un long processus historique, la liberté monétaire, désormais facilement accessible technologiquement, se heurte à des obstacles de toute nature. Mais cela ne doit pas nous empêcher de réfléchir aux monnaies de demain et de bien intégrer que la deuxième monnaie digitale la plus importante après le bitcoin, l’ethereum (créée en 2015), a introduit la possibilité de programmer la monnaie, de lui donner des règles, de faire ainsi de la monnaie un actif intelligent. Sur ces bases, on peut imaginer la création de monnaies spécialisées – par exemple, une monnaie verte qui permettrait d’échanger uniquement des biens respectant le développement durable, ou encore des monnaies locales destinées à doper l’économie d’une ville, d’un département. Toutes ces monnaies, avec des règles de fonctionnement simples et une capacité de marketing suffisante, pourraient bel et bien s’inscrire dans nos quotidiens demain.
Au travers de ces nouvelles technologies de création monétaire, des perspectives sans précédent de nouveaux modèles économiques s’ouvrent désormais et nous interrogent : qu’est-ce que l’argent ? qui est le roi ? qu’est-ce que le roi ? Un défi majeur pour nos sociétés et l’avenir de l’humanité.
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