Il s’était remis devant sa table, sur laquelle un livre, en langue allemande, se trouvait grand ouvert. Et il reprit :

« Je vous demande pardon de m’asseoir, j’ai veillé toute la nuit, pour lire cette œuvre que j’ai reçue hier… Une œuvre, oui ! dix années de la vie de mon maître, Karl Marx, l’étude qu’il nous promettait depuis longtemps sur le capital… Voici notre Bible, maintenant, la voici ! »

Curieusement, Saccard vint jeter un regard sur le livre ; mais la vue des caractères gothiques le rebuta tout de suite.

« J’attendrai qu’il soit traduit », dit-il en riant.

Le jeune homme, d’un hochement de tête, sembla dire que, même traduit, il ne serait guère pénétré que par les seuls initiés. Ce n’était pas un livre de propagande. Mais quelle force de logique, quelle abondance victorieuse de preuves, dans la fatale destruction de notre société actuelle, basée sur le système capitaliste ! La plaine était rase, on pouvait reconstruire.

« Alors, c’est le coup de balai ? demanda Saccard, toujours plaisantant.

– En théorie, parfaitement ! répondit Sigismond. Tout ce que je vous ai expliqué un jour, toute la marche de l’évolution est là. Reste à l’exécuter en fait… Mais vous êtes aveugles, si vous ne voyez point les pas considérables que l’idée fait à chaque heure. (…) Seulement continua-t-il, le beau matin où nous vous exproprierons au nom de la nation, remplaçant vos intérêts privés par l’intérêt de tous, faisant de votre grande machine à sucer l’or des autres la régulatrice même de la richesse sociale, nous commencerons par supprimer ça. »

Il avait trouvé un sou parmi les papiers de sa table, il le tenait en l’air, entre deux doigts, comme la victime désignée.

« L’argent ! s’écria Saccard, supprimer l’argent ! la bonne folie !

– Nous supprimerons l’argent monnayé… Songez donc que la monnaie métallique n’a aucune place, aucune raison d’être, dans l’État collectiviste. À titre de rémunération, nous le remplaçons par nos bons de travail ; et, si vous le considérez comme mesure de la valeur, nous en avons une autre qui nous en tient parfaitement lieu, celle que nous obtenons en la moyenne des journées de besogne, dans nos chantiers… Il faut le détruire cet argent qui masque et favorise l’exploitation du travailleur, qui permet de le voler, en réduisant son salaire à la plus petite somme dont il a besoin, pour ne pas mourir de faim. N’est-ce pas épouvantable, cette possession de l’argent qui accumule les fortunes privées, barre le chemin à la féconde circulation, fait des royautés scandaleuses, maîtresses souveraines du marché financier et de la production sociale ? Toutes nos crises, toute notre anarchie vient de là… Il faut tuer, tuer l’argent ! »

Mais Saccard se fâchait. Plus d’argent, plus d’or, plus de ces astres luisants, qui avaient éclairé sa vie ! Toujours la richesse s’était matérialisée pour lui dans cet éblouissement de la monnaie neuve, pleuvant comme une averse de printemps, au travers du soleil, tombant en grêle sur la terre qu’elle couvrait, des tas d’argent, des tas d’or, qu’on remuait à la pelle, pour le plaisir de leur éclat et de leur musique. Et l’on supprimait cette gaieté, cette raison de se battre et de vivre !

« C’est imbécile, oh ! ça, c’est imbécile !... Jamais, entendez-vous !

– Pourquoi jamais ? pourquoi imbécile ?… Est-ce que, dans l’économie de la famille, nous faisons usage de l’argent ? Vous n’y voyez que l’effort en commun et que l’échange… Alors, à quoi bon l’argent, lorsque la société ne sera plus qu’une grande famille, se gouvernant elle-même ?

– Je vous dis que c’est fou !... Détruire l’argent, mais c’est la vie même, l’argent ! Il n’y aurait plus rien, plus rien ! »

Il allait et venait, hors de lui. Et, dans cet emportement, comme il passait devant la fenêtre, il s’assura d’un regard que la Bourse était toujours là, car peut-être ce terrible garçon l’avait-il, elle aussi, effondrée d’un souffle. Elle y était toujours, mais très vague au fond de la nuit tombante, comme fondue sous le linceul de pluie, un pâle fantôme de Bourse près de s’évanouir en une fumée grise.

« D’ailleurs, je suis bien bête de discuter. C’est impossible… Supprimez donc l’argent, je demande à voir ça.

– Bah ! murmura Sigismond, tout se supprime, tout se transforme et disparaît… Ainsi, nous avons bien vu la forme de la richesse changer déjà une fois, lorsque la valeur de la terre a baissé, que la fortune foncière, domaniale, les champs et les bois, a décliné devant la fortune mobilière, industrielle, les titres de rente et les actions, et nous assistons aujourd’hui à une précoce caducité de cette dernière, à une sorte de dépréciation rapide, car il est certain que le taux s’avilit, que le cinq pour cent normal n’est plus atteint… La valeur de l’argent baisse donc, pourquoi une nouvelle forme de la fortune ne régirait-elle pas les rapports sociaux ? C’est cette fortune de demain que nos bons de travail apporteront. »

Il s’était absorbé dans la contemplation du sou, comme s’il eût rêvé qu’il tenait le dernier sou des vieux âges, un sou égaré, ayant survécu à l’antique société morte. Que de joies et que de larmes avaient usé l’humble métal ! 

 

L’Argent, 1891, chap. ix 

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