Pouvez-vous nous expliquer en quelques mots ce qu’est la monnaie, l’argent ?

Le mot « argent » est banni du vocabulaire des économistes et la monnaie demeure quelque chose de très mystérieux ! Si les économistes, les philosophes, les moralistes, les psychanalystes, les anthropologues s’y intéressent tant, c’est pour son ambivalence. On a longtemps pensé que le succès de la monnaie dans son rôle d’intermédiaire des échanges tenait à ce qu’elle avait une valeur intrinsèque. On sait aujourd’hui qu’elle met en jeu un lien social bien plus complexe, qui repose essentiellement sur la confiance.

Voulez-vous dire qu’il s’agit d’une abstraction ?

Absolument. En son principe, la monnaie est quelque chose d’abstrait, un élément clé du contrat social, au même titre que la justice ou la sécurité.

Comment se crée la confiance ?

Sur la durée. Pour l’établir, nos sociétés ont mis au point ce qu’on appelle un système monétaire. Disons que vous avez au sommet le Fonds monétaire international, les banques centrales, des organes de supervision, de contrôle et de sanction. Cet ensemble s’est forgé à travers toute une série d’épreuves monétaires, de la faillite du système de Law, au XVIIIe siècle, jusqu’à la crise des subprimes, en passant par l’hyperinflation sous la République de Weimar.

« Le paiement sans contact permet de gagner une fraction de minutes à chaque passage en caisse d’un client »

C’est en surmontant ces dangers que des systèmes monétaires très complexes, faisant preuve de résilience, ont progressivement émergé. Tout cet environnement politique, juridique, institutionnel permet d’instaurer la confiance et l’usage de moyens de paiement reconnus par tous. La monnaie, matière très abstraite, devient alors très concrète à travers divers instruments de paiement : pièces, billets, chèques, cartes de crédit…

En peu de temps, le paiement sans contact s’est imposé, accélérant l’usage des cartes de crédit au détriment du cash. Comment analysez-vous ce phénomène ?

C’est un comportement assez facile à expliquer. On a beaucoup insisté au début de l’épidémie de Covid sur la réduction des contacts physiques pour lutter contre le virus. Cet argument de santé publique a été prépondérant. Le Covid a rendu l’usage du sans contact naturel et rassurant pour des raisons sanitaires. C’est aussi une innovation qui fait gagner du temps.

« Les protagonistes du bitcoin entendent se passer du dispositif institutionnel et étatique »

Elle permet de gagner une fraction de minutes à chaque passage en caisse d’un client dans les grandes surfaces. Par conséquent, si quelqu’un a intérêt à la diminution du paiement par cash, ce sont ces commerces. Quand vous multipliez un gain de vingt secondes par des millions de passages en caisse, ce sont des emplois pleins qui peuvent être économisés.

Parallèlement, les monnaies digitales tentent de trouver leur place. On parle beaucoup du bitcoin. S’agit-il d’une monnaie concurrente des monnaies nationales ?

L’idée de départ est bien de concurrencer les États et leurs banques centrales, de lancer un instrument de paiement dont la sécurité est assurée par les moyens de la technologie moderne. Les protagonistes du bitcoin entendent se passer du dispositif institutionnel et étatique dont nous avons parlé au début.

Mais est-ce une monnaie au sens classique ?

Non ! Le bitcoin n’est pas une monnaie et personne ne le pense. Il ne remplit pas les fonctions fondamentales de toute monnaie, c’est-à-dire servir d’unité de compte : vous n’avez jamais vu un produit avec un prix estimé en bitcoins. Et aucun pays n’acceptera jamais que l’on paye ses impôts en bitcoins. En réalité, le bitcoin est un actif financier au même titre qu’une action ou une obligation.

« Le bitcoin est une catastrophe environnementale »

C’est un produit spéculatif avec des variations de cours phénoménales. Il faut savoir qu’il y a une pléthore de monnaies de ce type et que cela représente des montants accumulés très importants. Les derniers chiffres indiquent un montant de 1 000 milliards de dollars. On parle là de deux fois le bilan de la Banque centrale européenne (BCE). Un montant colossal.

Combien de personnes utilisent les cryptomannais ?

Je n’ai pas de chiffres, mais c’est devenu un vrai phénomène qui ne laisse pas de me surprendre, car il reste hautement spéculatif. Les fluctuations du bitcoin ces trois dernières années interdisent de penser qu’il puisse s’agir d’un moyen de paiement. Sur un autre plan, je suis surpris du regard bienveillant que l’on porte sur le bitcoin dans la mesure où c’est une catastrophe environnementale. Il faut rappeler que la consommation électrique nécessaire pour faire fonctionner ces blockchains est équivalente à celle de la Belgique. Que les écologistes ne protestent pas contre cet usage d’une technologie qui ne sert à rien sinon à spéculer et blanchir de l’argent sale est hallucinant. En langage savant, cela s’appelle une pyramide de Ponzi – cela monte tant qu’il y a des gens qui veulent acheter –, et en langage commun, cela s’appelle une arnaque.

La monnaie que veut lancer Facebook est-elle de même nature ?

Ce projet est plus sérieux pour deux raisons : cette monnaie, anciennement appelée le libra et devenue le diem, n’est pas créée par un groupe inconnu mais par un géant du numérique. La deuxième raison, c’est qu’elle serait adossée au dollar, à l’euro, au yen, etc.

« Assurer des milliards de transactions financières en toute sécurité n’est pas à la portée immédiate du premier venu »

Ce qui est intéressant, au fond, c’est qu’il s’agit de la première tentative de créer une monnaie privée depuis le début du XVIIIe siècle, après l’expérience malheureuse de John Law en France. On retrouve l’idée de monnaies privées dans la théorie d’un économiste libéral bien connu, Friedrich Hayek (1899-1992). Il n’était jamais parvenu, malgré son prix Nobel, à populariser cette perspective. Là, brusquement, elle devient crédible parce que Facebook réunit une communauté de deux milliards de personnes. Si on imagine que chaque utilisateur vire 500 dollars de son compte courant sur un compte diem, cela représente à nouveau 1 000 milliards de dollars. D’un coup, Facebook, ou la fondation en charge de la gouvernance du diem, deviendrait l’une des toutes premières puissances financières mondiales. Au passage, ces mouvements financiers se feraient au détriment des banques commerciales et déséquilibreraient leurs bilans…

Le projet est en apparence plus crédible que le bitcoin et moins spectaculaire technologiquement. On peut imaginer voir très rapidement des utilisateurs de Facebook faire leurs achats en diem sur Amazon.

Les États souverains vont-ils autoriser Facebook à créer cette monnaie privée ?

Si vous me poussez, je vous dirais que la réponse des États sera négative. Mais pour l’instant, Facebook tente de surmonter plusieurs obstacles aux États-Unis. Ce géant du numérique ne dispose pas encore de la technologie nécessaire. Nos sociétés ont mis du temps à connecter entre elles les 11 000 institutions financières. Elles ont mis des décennies à constituer le réseau SWIFT. Assurer des milliards de transactions financières en toute sécurité n’est pas à la portée immédiate du premier venu, ni même de Mark Zuckerberg. Il y a une seconde difficulté, c’est que la fondation censée la gérer est un organe politique qui ne peut se manipuler à volonté. Il existe de grandes difficultés à créer cet organe. Du reste, on voit que PayPal ou Visa, qui devaient y figurer, attendent de voir. Et puis, il y a la nécessaire confiance des utilisateurs dans le système, et l’on sait que la réputation de Facebook dans la gestion des données personnelles n’est pas un argument en sa faveur…

Les banques centrales ne sont-elles pas tentées de lancer elles-mêmes des monnaies digitales ?

C’est en cours ! Les annonces de Facebook ont aiguillonné les banques centrales. La Banque centrale européenne a indiqué que ce serait pour 2025 ; aux États-Unis, le projet suit un rythme plus lent en raison de leur système parlementaire. Mais la Chine, pour sa part, est déjà en train d’expérimenter une monnaie digitale – le e-yuan – auprès d’une population d’environ 500 000 personnes, répartie dans quelques grandes villes.

Comment définir le e-yuan ?

Ce sont en somme des « billets digitaux ». Les banques commerciales offriraient un produit nouveau : un compte courant particulier assuré par un dépôt à la banque centrale. Votre dépôt n’est donc plus géré par la banque commerciale mais directement par la banque centrale. Cette monnaie est donc garantie à 100 % et non pas seulement protégée par un plafond. C’est une monnaie complètement sécurisée. Elle établit un lien direct entre l’usager et la banque centrale et déstabilise au passage les banques commerciales, comme le ferait la monnaie de Facebook. Il est probable en conséquence que les banques centrales proposeront ce produit dans des limites très précises.

À l’occasion des crises financières des vingt dernières années, il y a eu une augmentation considérable de la masse monétaire. Comment analysez-vous ce phénomène ?

Il représente un risque majeur qui va dominer l’actualité économique et financière des années à venir. Nous avons assisté d’un côté à une création monétaire et de l’autre à une augmentation des déficits et des dettes publics dans des proportions gigantesques. Il fallait le faire, mais personne ne peut imaginer qu’on puisse continuer à ce rythme sans s’exposer à des tragédies. Nous sommes potentiellement face à une grande catastrophe financière. Comme le dit l’un de mes pairs, il y a un moment où il faut remettre l’édredon dans la valise ! C’est assez difficile et on ne connaît que trois méthodes : la contraction des dépenses, la répudiation de la dette et enfin faire rouler la dette indéfiniment. La première stoppe toute perspective de reconstruction. La seconde est un jeu d’écritures qui hypothèque la possibilité de s’endetter demain – le prototype de la fausse bonne solution. La dernière vaut tant que les taux d’intérêt sont très bas comme aujourd’hui, ce qui permet d’emprunter gratuitement. Vous comprenez bien que cette monnaie magique ne saurait être éternelle. 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

Dessin FRANÇOIS MAUMONT

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