Ma première rencontre avec Molière, c’est un dimanche à la Comédie-Française. J’avais 11 ans. Mes parents étaient de condition modeste mais ma grand-mère, plus aisée, m’avait offert cette grande sortie bourgeoise où tout était à mes yeux un événement : le chocolat chaud, les dorures de l’entrée, et puis surtout L’Avare, la scène de fin spectaculaire avec l’arrivée du seigneur Anselme qui était joué par Henri Rolland, la voix de ce grand maître de la diction dont j’ai retenu toute ma vie cette réflexion : « Un vers de Molière, c’est une prose qui aurait mis son smoking pour aller voir les gens. » Sa réplique de fin dans L’Avare a résonné en moi comme une trompette royale. Il arrivait sur scène depuis la porte du fond, faisait ce qu’on appelle le grand salut en frappant trois fois sa poitrine de son chapeau à plumes, et lançait : « Qu’est-ce seigneur Harpagon ? Je vous vois tout ému. » Ce fut une révélation. Le soir même, j’ai dit à mon frère Bernard, dont je partageais la chambre, que je serais comédien de théâtre. À partir de là, tous les dimanches matin, une fois obtenu mon argent de poche, je filais faire la queue dès 11 heures à la Comédie-Française pour acheter une place au « paradis », d’où j’ai vu toutes les pièces de Molière !

Dans ma vie, ensuite, j’ai eu cette chance inégalable de jouer les grands rôles-titres de la trilogie : Alceste, Dom Juan et Tartuffe, puis Orgon, Harpagon et Arnolphe. Surtout, j’ai pu les interpréter dans la longueur, pendant des saisons entières, une année de suite. Le grand metteur en scène italien Giorgio Strehler disait qu’on commençait à bien jouer après cinquante représentations ; je ressens cela, comme un cheval, je me « débourre » sur le plateau, je me dompte au fur et à mesure ; à un moment, je me sens prêt, le premier travail est fait, reste celui de chaque représentation.

La personnalité de Molière est mieux connue depuis les travaux de Georges Forestier. Pendant longtemps on s’en est tenu à une vie légendaire, La Vie de M. de Molière, écrite par son premier biographe, Grimarest (1659-1713), relayée avec talent par le magnifique roman de Mikhaïl Boulgakov, justement titré Le Roman de monsieur de Molière : on avait besoin que Molière soit un héros malheureux du théâtre populaire. La réalité est qu’il connut très vite le succès devant les gens de la cour, et qu’il menait une vie aisée. C’est à l’intérieur d’un art précieux, d’un art de cour, s’inscrivant le plus souvent dans les rythmes et rites de la comédie et du ballet, que Molière développe son génie dramatique. Surtout, comme l’a dit justement Flaubert, il s’agit du cadre de la bourgeoisie qui dénonce férocement et humainement cette bourgeoisie. Alors que Shakespeare est un auteur cosmologique, avec des étoiles qui enveloppent chacun de ses vers, qui parle de désordre en invoquant la nécessité de la remise en ordre, faute de quoi ce sera la fin du monde, Molière penche vers le désordre. Dom Juan désordonne le monde, Alceste désordonne la classe dominante, et Tartuffe désordonne une famille. On jouera bientôt la première version du Tartuffe, celle que Molière a écrite avant d’être obligé de la corriger, qui n’a jamais été représentée depuis et dans laquelle Tartuffe triomphe – en réalité, Tartuffe est très apparenté à Théorème de Pasolini, où un ange diabolique désagrège une famille.

Une autre dimension de cette œuvre, c’est le rapport des femmes à la société. D’un côté, les soubrettes de Molière, Dorine, Toinette, défendent très souvent la charpente familiale et s’opposent à l’aveuglement du patriarcat. Il ne faut jamais oublier leur rôle. Ainsi Dorine sauve les amours, accuse son patron Orgon, dénonce Tartuffe. D’un autre côté, la plupart des grands personnages féminins de son théâtre revendiquent leur liberté de choix, de parole, et la liberté de leurs désirs. Désirs qu’elles admettent. Agnès, dans L’École des femmes, n’est pas une oie blanche. Elmire, face à Tartuffe, essaie de sauver sa baraque tout en étant confrontée à son propre désir. Elle devient la responsable de la famille, sa figure la plus forte. Molière voit les femmes comme des forces dans le cadre familial et des rebelles. Elmire, Elvire et Célimène revendiquent hautement leur liberté.

Parmi tous les personnages de Molière, je suis aussi touché par Philinte et Alceste, qu’avec Denis Podalydès nous appelons Philalceste… C’est le tiraillement entre l’urgence d’être sage, avec Philinte le camusien, et l’urgence de se rebeller, incarnée par Alceste. Prendre le temps, surtout quand on est en retard, et descendre tout de suite dans la rue. Je suis dans cette contradiction. Je veux qu’on me distingue, je le ressens, et c’est ce que je n’aime pas chez moi par rapport à des gens humbles comme l’était mon frère, récemment disparu. Un autre personnage majeur à mes yeux, c’est Dom Juan. Surtout dans la tirade de la séduction, quand il dit : « La beauté me ravit partout où je la trouve. » Je suis bouleversé par la polysémie du mot, c’est le ravissement et le ravisseur. On passe au-delà du désir de l’homme pour la femme. Je sens pour ma part cette dimension de la nature qui s’empare de moi et me renvoie à ma fragilité de brin d’herbe. Enfin, je reste saisi par la première scène du Misanthrope. Elle est le texte qui introduit le mieux au théâtre et au monde. « Qu’est-ce donc ? » Voilà l’interrogation sur le monde. « Qu’avez-vous ? » Voilà l’intime. Par ces mots notre humanité appartient à l’histoire et à l’intime. Et cette réponse : « Laissez-moi, je vous prie… », est d’une politesse qui trouble avant d’être d’emblée bloquée par cette réplique : « … et courez vous cacher ». La politesse ne tient que le temps d’une réplique. 

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