Molière est l’auteur que j’ai travaillé en premier comme interprète. J’ai joué Bélise, dans un extrait des Femmes savantes quand j’étais en cinquième. Puis Le Médecin malgré lui et, sous la direction de Lionel Gonzalez, Sganarelle ou le Cocu imaginaire. Il est une référence populaire et intime dans mon parcours d’interprète plutôt que de metteuse en scène. J’ai trouvé que ce n’était pas évident de jouer les jeunes premières ; ce ne sont pas les rôles les plus drôles, mais j’ai un très bon souvenir de communion au sein de la troupe et, bien entendu, avec le public. Molière parle de génération en génération, et je continue d’éprouver ce plaisir lorsque je vais voir ses pièces avec mes enfants, notamment à la Comédie-Française.

Quand son administrateur, Éric Ruf, m’a proposé de créer un spectacle pour le 400anniversaire de la naissance de Molière, je me suis demandé ce que j’allais pouvoir raconter. Ses pièces, de nombreux metteurs en scène les ont montées. Je ne me sentais pas prête pour le prendre de face. Un jour peut-être… L’École des femmes est une pièce que j’aime beaucoup.

En revanche, ce qu’il m’a paru possible de faire, c’est de m’attacher à la vie de la troupe de Molière. Sa figure nous permet de revenir aux origines populaires du théâtre. Je me sens très inspirée par le film Molière d’Ariane Mnouchkine, sorti en 1978. À travers sa figure, elle a composé un hommage à nos corps de métier. En tournant sur ses terres de la Cartoucherie, elle a salué Molière tout en créant une fantasmagorie qui parlait d’elle aussi, en tant que femme et directrice du Théâtre du Soleil. La figure de Molière offre de nombreux liens possibles entre le XVIIe siècle et aujourd’hui.

On connaît ses pièces, moins l’homme et tous ceux avec qui il a travaillé, c’est ce qui m’a intéressée : creuser le matériau historique avec la complicité de Georges Forestier et prolonger ce qu’on ne sait pas. Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… sera un faux documentaire et une vraie fiction sur le travail et l’intimité de la troupe. Le spectacle se concentre sur huit piliers de ce collectif théâtral, notamment les quatre premiers sociétaires de la Comédie-Française – Mlle de Brie, Du Croisy, La Grange et Armande Béjart) et sur ces années charnières de 1662 et 1663, où Molière compose ce triptyque un peu dingue : d’abord L’École des femmes, qui représente un vrai tournant théâtral – une pièce en cinq actes qui s’émancipe de la farce –, puis La Critique de l’École des femmes pour répondre aux attaques très violentes suscitées par la pièce ; et enfin L’Impromptu de Versailles, dans lequel il se met en scène lui-même, avec sa troupe, sous leur vrai nom. Trois siècles avant Pirandello, c’était d’une modernité folle, mais c’était aussi une prise de risque légèrement suicidaire. Les analyses divergent sur ce sujet : certains disent qu’il a répondu aux attaques parce qu’il était profondément blessé, d’autres pensent qu’il y a vu une opportunité de communication unique. En tout cas, il en a profité pour affirmer sa conception du théâtre jusqu’à ses idées sur le jeu.

On parle toujours du maître Molière ; quand on travaille à la Comédie-Française, on passe devant sa statue… Seulement, qui était-il vraiment ? Pas un metteur en scène, le mot n’existait pas alors. Plutôt un auteur et un acteur, un écrivain de plateau et, pour ses propres pièces, un chef de troupe – lorsque sa compagnie jouait des tragédies, il était un comédien parmi d’autres, sans doute pas le plus fameux. Sa troupe fut l’une des premières petites démocraties, déjà prise dans des problématiques collectives d’égalité : les cachets étaient les mêmes pour tous ; ils ont instauré une retraite pour les acteurs qui arrêtaient leur carrière ; chacun était payé tous les soirs, qu’il joue ou non ; en dehors des pièces dont Molière était l’auteur, les distributions étaient décidées collectivement ; hommes et femmes y avaient la même place ; et il y avait une forme d’autogestion par rapport aux questions artistiques, un important partage de ce qui touchait à la scénographie, aux costumes, à la mise en scène… Au quotidien, c’est Madeleine Béjart qui tenait la boutique. En plus d’être actrice, elle était une femme d’affaires très avisée. Elle signait les contrats, gérait le cadre… Tout cela ne fait pas forcément de Molière un féministe, il était de son époque, mais sa façon de fonctionner était très moderne. Il est étonnant de voir que, quel que soit leur siècle, les comédiens sont marginaux dans leur époque et peuvent être aussi précurseurs de nouvelles pratiques.

Comme dans la vie de toute troupe de théâtre, l’intime et l’artistique se mélangent constamment. Armande Béjart et Molière se sont mariés en 1662. Elle a joué pour la première fois dans La Critique de l’École des femmes, où elle interprétait le rôle d’Élise. A-t-il pensé à elle en écrivant L’École des femmes ? A-t-il imaginé qu’elle aurait pu jouer Agnès ? Le rôle a été confié à Mlle de Brie jusqu’à sa retraite, à 60 ans. À partir du moment où « Jean-Baptiste et Armande » se sont mariés, ils ont touché deux parts au lieu d’une. Il y a des anecdotes assez drôles dans le registre de La Grange, ce cahier manuscrit qui permet de suivre l’activité de la troupe au fil des notes de l’acteur. Par exemple, on y apprend qu’on pouvait venir dans la troupe avec son compagnon ou sa compagne mais que, s’ils n’étaient pas très bons, ils ne percevaient qu’une demi-part. Je ne sais pas encore jusqu’où ira le spectacle qui sera présenté en juin, mais j’ai envie de voir vivre ces personnages dans leur intimité. Ils devaient partager le théâtre du Palais-Royal avec les Italiens. Il n’y avait pas encore vraiment les espaces des loges, des foyers, tout cela n’existait pas. Du coup, ils devaient certainement beaucoup travailler et répéter chez eux. Je les imagine sortir de scène et traverser la rue pour rentrer dans leurs appartements, laisser tomber leurs habits de théâtre pour enfiler une chemise de nuit… 

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