Avant, l’histoire avait un arc moral, pour reprendre l’expression de Martin Luther King Jr. : le monde avançait vers toujours plus de justice sociale. À une époque, l’esclavage a été aboli ; plus tard, les femmes ont obtenu le droit de vote ; et, plus récemment, les personnes LGBTQ ont obtenu des droits et du respect. De plus en plus de pays vivent en démocratie.

Dernièrement, depuis l’avènement de l’ère CALAMITE, l’arc moral semble être sur le point de s’écrouler et de prendre feu. Notre ascension de l’arc est marquée non seulement par des levées de boucliers, mais aussi par des déconvenues impensables et catastrophiques.

Ces dernières années, la Turquie, l’Autriche, les États-Unis, l’Inde et d’autres démocraties ont élu des dirigeants qui cultivent des tendances autoritaires et qui se servent du sectarisme pour asseoir leur pouvoir. Les électeurs choisissent de s’auto-renier. CALAMITE a joué un rôle prédominant dans chacune de ces situations. J’espère de tout cœur que l’on se souviendra de notre époque comme d’une anomalie passagère dans le processus de démocratisation progressive du monde.

Mais nous traversons à l’heure actuelle une crise terrifiante et subite. Avant l’ère de CALAMITE, quand de nouveaux pays accédaient à la démocratie, on pensait généralement que non seulement ils allaient rester démocratiques, mais qu’ils deviendraient également de plus en plus démocratiques, car telle était la volonté du peuple.

Malheureusement, cela a récemment cessé d’être vrai. Quelque chose éloigne les jeunes de la démocratie. En dépit de toutes les louanges pleines d’espoir prodiguées par les entreprises de réseaux sociaux à leur propre égard, il semble que, partout où la démocratie a été affaiblie, le monde en ligne est devenu nauséabond et trompeur.

Cette corrélation est peut-être même encore plus forte dans les régions en voie de développement. Au cours des dernières décennies et dans le monde entier, l’accès aux technologies de l’information de base, comme la capacité à envoyer des messages avec un téléphone, a probablement contribué au recul extraordinaire et sans précédent de l’extrême pauvreté. Mais, plus récemment, les plateformes commerciales de réseaux sociaux sont apparues, et les téléphones se sont transformés en diffuseurs de violence sociale hystérique.

La répression contre les Rohingyas installés en Birmanie (qui se déroule à l’heure où j’écris ces lignes) constitue l’un des plus graves épisodes de violation de droits de l’homme de l’histoire. Il s’avère que cette crise coïncide avec l’arrivée dans ce pays de Facebook, qui a rapidement été inondé de shitposts visant les Rohingyas. Pendant ce temps, des mensonges concernant des enlèvements d’enfants, qui se sont propagés de manière virale principalement via WhatsApp, l’application de messagerie de Facebook, ont déstabilisé certaines régions de l’Inde. Selon un rapport des Nations unies, les réseaux sociaux sont aussi devenus des armes létales au Soudan du Sud, où les shitposts ont déjà fait de nombreuses victimes.

Des auteurs mystérieux inondent les fils d’actualité des réseaux sociaux de récits étranges rapportant des méfaits soi -disant perpétrés par un groupe pris pour cible, ce qui n’est pas sans rappeler les accusations de meurtres rituels portées autrefois contre les Juifs. Les mèmes incitant au génocide font souvent état de traitements atroces prétendument infligés à des enfants. Comme toujours avec CALAMITE, les messages les plus répugnants et paranoïaques retiennent le plus l’attention, et les émotions prennent le dessus sur la raison à mesure que l’engagement avec les plateformes devient de plus en plus intense.

Toutes ces régions connaissaient des problèmes auparavant. L’histoire est remplie d’hommes politiques étranges, dangereux ou tout simplement fous, comme elle l’est d’épisodes d’hystérie de masse et de violents délires collectifs, et de pays qui s’effondrent. Vivons-nous vraiment une époque exceptionnelle ?

Seuls les historiens du futur pourront en juger. Mon sentiment est que quelque chose a mal tourné et que le monde s’est subitement assombri au cours de ces dernières années, depuis l’arrivée de CALAMITE. Ce n’est pas tant que nous assistons à des horreurs sans précédent (car il y a des précédents), mais que le précieux arc qui nous guidait vers le progrès a été inversé. Nous retombons dans nos errements soudainement et avec des conséquences terribles.

Le scénario typique d’incursion des réseaux sociaux dans la vie politique se déroule comme ceci : le premier groupe à investir les réseaux sociaux est composé de jeunes modernes et instruits, parce que les plateformes sont elles-mêmes issues du monde jeune, moderne et instruit. Ils ont soif d’idéal. Ils peuvent être progressistes, conservateurs, ou de quelque orientation politique que ce soit. Ils souhaitent sincèrement construire un monde meilleur. Cela vaut tant pour les ingénieurs qui créent des plateformes CALAMITE que pour les gens qui utilisent ces services aux quatre coins du monde.

Ils remportent rapidement des succès souvent spectaculaires et retentissants, mais ensuite le monde se dégrade comme par magie. CALAMITE finit toujours par donner plus de voix aux enfoirés à la langue bien pendue et aux escrocs qu’aux premiers groupes de jeunes idéalistes modernes et instruits, parce que, sur le long terme, elle excelle plus dans la manipulation sournoise et malintentionnée que dans tout autre domaine.

Par nature, CALAMITE étudie les premiers idéalistes et catalogue leurs particularités, sans avoir de plan diabolique derrière la tête. Les résultats ont pour conséquence involontaire de rassembler les idéalistes en un même groupe afin qu’ils puissent être ciblés par les mêmes shitposts qui les rendent statistiquement un tout petit peu plus irritables, un peu moins aptes à discuter avec des gens différents, un peu plus isolés et, au bout du compte, un peu moins tolérants envers des politiques modérées ou pragmatiques.

CALAMITE sape le processus politique et nuit à des millions de personnes, mais une grande partie de celles-ci sont tellement accros qu’elles ne font qu’encenser CALAMITE, car elles peuvent s’en servir pour se plaindre des catastrophes que CALAMITE a elle-même provoquées. C’est un peu comme le syndrome de Stockholm, ou être attaché à une relation violente par des liens invisibles. Les gentils idéalistes des premiers jours perdent la bataille, et ils ne cessent pas un instant de remercier CALAMITE de leur avoir apporté du bien-être et de leur avoir permis de se rapprocher les uns des autres. 

 

Stop aux réseaux sociaux, dix bonnes raisons de s’en méfier et de s’en libérer, traduction de Gilles Bardiaux © De Boeck supérieur, 2020

 

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