Au-delà de la démocratie qu’ils bousculent, les Gafa lancent des défis à nos institutions et à nos organisations sociales. Pour une raison simple : nos États sont des États de droit. Nos modes de fonctionnement et nos procédures de contrôle ne sont adaptés ni à ce que sont ces entreprises du Net ni aux technologies qu’elles développent. Pour l’instant, les démocraties n’ont pas trouvé quelle place donner à ces plateformes dans leur système. Ces entreprises agissent en conformité avec leur modèle économique, qu’elles ont poussé à l’extrême sans qu’on les arrête. Aussi ont-elles vite compris cette réalité : l’agressivité est plus payante que l’attitude inverse. Souvenez-vous de Facebook qui, en 2019, avait mis en avant les groupes dans son nouvel algorithme car ils incarnaient, selon Mark Zuckerberg, la sociabilité. Aujourd’hui, le diagnostic est que les groupes du nouvel algorithme sont de puissants relais pour la désinformation et les comportements nuisibles.

Je suis frappée de voir à quel point on ne prend pas en compte le modèle économique de ces plateformes dans sa totalité pour les appréhender. Leur première finalité, c’est de gagner de l’argent. Dans l’économie numérique, la croissance est vertueuse et efficace. Elle permet de distancer la concurrence. L’objectif de ces plateformes est de devenir des quasi-monopoles. Et de se développer très vite à l’identique sur un maximum de territoires, en limitant leurs coûts d’adaptation au maximum – si possible seulement à la langue utilisée. Cela ne fonctionne que si les mêmes règles sont appliquées partout. Si ces entreprises devaient au contraire respecter les règles de chaque pays, l’économie d’échelle disparaîtrait. Mais tant qu’il n’y a pas de barrières, tant qu’il n’y a pas d’opposition, elles continuent !

À cela s’ajoute que le numérique n’est pas un monde transparent. Avant de s’apercevoir que les conditions générales d’utilisation d’un Gafa ne sont pas adaptées au droit de la consommation d’un pays, il se passe souvent des années. On se heurte à une asymétrie d’information. Au motif que les concurrents s’en serviraient, il n’est pas question pour ces entreprises de donner accès à leurs algorithmes. Le fameux secret des affaires rend cette opacité incontestable. C’est pourtant un principe auquel on fixe d’ordinaire partout des limites. Mais au début des années 2000, on a accepté cette situation au nom de l’innovation, afin de laisser se déployer ces sociétés. Et elles sont devenues des géants qu’il faudrait pouvoir contrôler.

Encore faut-il relativiser cette puissance qui permet à Facebook d’affirmer qu’il serait le troisième État du monde. Les Gafa sont certes puissants au niveau mondial. Mais à l’échelle de la France, si vous ajoutez le chiffre d’affaires de Facebook dans notre pays (de l’ordre de 1,5 milliard d’euros) à celui de Google (3,5 milliards d’euros), vous obtenez le chiffre d’affaires de Canal + ou de Vivendi France. Voilà la réalité : ils comptent des milliards de clients à travers le monde, mais leur volume d’activité économique dans chaque pays ne leur confère pas une puissance écrasante. Google et Facebook ne sont pas des monstres. Ils viennent en revanche contester des organisations économiques – les entreprises de médias et la publicité, pour Google et Facebook –, et c’est cet effet restructurateur ou « disrupteur » qu’ils ont sur des secteurs entiers qui fait d’eux des entreprises très puissantes. Ces géants du Net bénéficient d’une addition de pouvoirs financiers, médiatiques et politiques qui s’ajoutent à leur façon de se jouer des lois pour les raisons citées de concurrence et de nécessaire opacité. Leur puissance est un mélange de « recherche et développement » qui se redéploie vers de nouveaux secteurs à conquérir – comme l’automobile, la banque, la santé, etc. –, et d’une capacité exceptionnelle à lever des dizaines de milliards de dollars.

On parle beaucoup de Google et de Facebook car ils sont plus visibles. Il est aussi intéressant de s’arrêter sur Amazon et Apple, qui sont prétendument de la vieille économie recyclée. Si Amazon utilise le Big Data, c’est d’abord une entreprise de logistique. En France, Amazon aurait réalisé en 2019 un chiffre de ventes de 7,7 milliards d’euros (le chiffre officiel n’est pas divulgué), soit un peu plus que le groupe Fnac Darty. C’est beaucoup mais, par comparaison, le chiffre d’affaires de Carrefour en France atteint 40 milliards d’euros et celui de Leclerc presque 50 milliards. Ce qui fait la puissance d’Amazon, là encore, c’est son leadership « disrupteur ».

L’élément le plus restructurateur – dont on n’a pas fini d’entendre parler –, c’est Amazon Prime. Il s’agit d’abord d’un abonnement à la distribution à domicile illimitée de l’offre d’Amazon. Mais il inclut en plus d’autres prestations, telles que le service de vidéo à la demande concurrent de Netflix ou du sport en direct. Quand les responsables d’Amazon veulent distribuer un nouveau produit – par exemple, en ce moment aux États-Unis, des médicaments génériques –, c’est tant mieux pour les Américains, dont plus de la moitié ont Amazon Prime, mais c’est très difficile pour les concurrents… Pour tous les clients d’Amazon Prime, un nouveau produit va pouvoir leur être distribué à domicile du jour au lendemain sans coûts de distribution supplémentaires. De façon significative, fin 2020, Amazon avait distribué plus de colis que la Poste américaine.

Quant à Apple, on a vu la puissance exceptionnelle de cette entreprise quand le gouvernement français a voulu créer son propre logiciel pour l’application StopCovid. Alors qu’il s’agissait d’une application considérée comme d’intérêt général, Apple a refusé de donner accès aux meilleures fonctionnalités de l’iPhone aux pouvoirs publics. Ces derniers ont perdu le bras de fer. Puis Apple et Google sont venus avec leur solution qui a écrasé toutes les autres.

Je ne saurais dire si l’Europe est devenue une colonie numérique des Gafa américains, mais il existe à l’évidence peu d’autres options. Si nous voulons donner une chance à des offres concurrentes, nous avons une chose à leur opposer : notre marché. Si le marché européen devait stagner, cela causerait de gros problèmes aux plateformes.

Reste le sentiment d’échec face à ces géants quand il s’agit de contrôler leur activité. Ils ont ainsi été assez efficaces sur les données personnelles, en contournant pour l’instant largement le règlement général sur la protection des données (RGPD) qui encadre le traitement des données personnelles sur le territoire de l’Union européenne. Ils l’ont combattu, comme d’ailleurs le règlement sur les droits voisins. Depuis que le règlement est entré en application, ils ont bénéficié de leur implantation en Irlande et de la lenteur prévisible du régulateur irlandais en charge du respect de l’application de la loi. Les opérateurs plus petits installés en France ou ailleurs en Europe n’ont pas bénéficié de la même mansuétude. Le résultat le plus tangible est finalement une baisse de la concurrence que les géants du Net sont susceptibles de rencontrer.

Nous manquons manifestement d’outils adaptés pour contrôler l’activité réelle de ces plateformes. Imaginons qu’Amazon ait des pratiques contestables dans le classement des offres sur son site. Une plainte est déposée. Mais les preuves peuvent avoir disparu et rien ne permet de savoir a posteriori quelle était l’ampleur d’une pratique contestable. Les Gafa n’ont pas l’obligation de conserver l’information. Nous restons dans une asymétrie d’information totale, dont profitent ces entreprises. Les outils qu’utilise la Commission européenne sont souvent inadaptés, eux aussi. Nous restons dans une instance juridictionnelle. Il manque une institution dotée de data analysts, d’économistes, de juristes, de spécialistes des algorithmes qui travailleraient ensemble. Avec ce genre d’outils permettant de disposer d’un cadre de référence commun, il serait possible d’engager un débat entre les différentes parties prenantes. Il faut mettre en place une logique de régulation, avec pour mission de rétablir la concurrence. L’enjeu n’est pas de tuer les Gafa, mais qu’ils redeviennent contestables et qu’on réintroduise de la concurrence. Pour ce faire, on doit pouvoir comprendre et analyser leurs modèles économiques respectifs. On doit se donner les moyens de tester chaque algorithme de chaque géant du Net, et de refuser ce qui est contestable. Sans attendre d’avoir un outil parfait.

Comment ? Une première bonne décision serait de créer dans tous les pays de l’Union des centres de compétence publics sur les algorithmes et sur l’analyse des modèles économiques. De financer aussi des équipes pluridisciplinaires sur ces sujets dans les universités, et de faciliter le partage des savoirs. Nous devons fabriquer la grammaire de cette nouvelle écriture, si on admet que les générations d’aujourd’hui et de demain vivront avec. Il n’est pas acceptable d’utiliser des techniques sans savoir pourquoi. Fabriquons donc les règles de ce monde nouveau. Travaillons ensuite sur les modèles économiques de ces empires et apprenons à entrer dans leur mode de fonctionnement. Au fond, il faut créer les institutions et les outils des institutions du XXIe siècle. 

 

Conversation avec E.F.

 

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