Le capitalisme de surveillance s’est accaparé avec succès la liberté et le savoir. Il s’est défait structurellement du lien avec les gens. Poussé par ses ambitions collectivistes et fort de l’indifférence radicale que nécessitent, encouragent et nourrissent ces trois avantages, il nous propulse vers une société dans laquelle le capitalisme ne fonctionne pas comme un outil d’accès à l’économie inclusive ou aux institutions politiques. Il faut plutôt considérer le capitalisme de surveillance comme une force sociale profondément antidémocratique. Ce raisonnement n’est pas le mien seul. Il fait écho à la défense acharnée des perspectives démocratiques que Thomas Paine exprime dans ses Droits de l’homme, chef-d’œuvre polémique dans lequel il s’opposait à l’idéal monarchique exprimé par Edmund Burke dans Réflexions sur la révolution de France. Paine se faisait l’avocat des capacités de l’homme du peuple et rejetait les privilèges de l’aristocratie. Pour cette raison, en particulier : l’absence de responsabilité des aristocrates au regard des besoins du peuple. « Car une organisation constituée d’individus qui ne se tiennent pour responsables de personne ne devrait inspirer confiance à personne. »

L’intrusion anti-démocratique et anti-égalitaire du capitalisme de surveillance peut donc être décrite avec acuité comme un coup d’État guidé par le marché. Ce n’est pas un coup d’État au sens traditionnel du terme mais plutôt un coup des gens : un renversement, non de l’État mais du peuple, sous la forme du cheval de Troie technologique qu’est Big Other. Fort de son annexion de l’expérience humaine, ce coup permet d’obtenir des concentrations de savoir et de pouvoir exclusives qui maintiennent une influence privilégiée sur la division du savoir dans la société la privatisation, donc, du principe central de l’ordonnancement social au XXIe siècle. De même que les Adelantados et leurs incantations silencieuses à l’époque du Requirimiento, le capitalisme de surveillance opère de manière déclarative et impose les relations sociales d’une autorité absolutiste prémoderne. C’est une forme de tyrannie qui se nourrit du peuple mais qui n’en émane pas. Paradoxe surréaliste : ce coup est célébré comme un triomphe de la « personnalisation », alors qu’il souille, ignore, efface et supplante tout ce qui est personnel en vous et moi.

« Tyrannie » n’est pas un mot que j’emploie à la légère. De même que la ruche instrumentarienne, la tyrannie annihile la politique. Elle est enracinée dans son propre filon d’indifférence radicale : là, tous, hormis le tyran, sont envisagés comme organismes parmi d’autres organismes, en une équivalence d’Autres. La tyrannie, disait Hannah Arendt, est une perversion de l’égalitarisme car elle traite tous les individus comme également insignifiants : « Le tyran gouverne en accord avec sa propre volonté, son intérêt […] celui qui gouverne seul contre les autres, et ces “autres” qu’il opprime sont tous égaux, c’est-à-dire également impuissants. » Dans les théories politiques classiques, remarque-t-elle, le tyran « n’est pas du tout humain [...], c’est un loup à visage d’homme ».

Le capitalisme de surveillance règne par le truchement d’un pouvoir instrumentarien qui s’incarne en Big Other, lequel, comme les tyrans historiques, existe hors de l’humanité tout en épousant, paradoxalement, une forme humaine. La tyrannie exercée par le capitalisme de surveillance n’a pas plus besoin du fouet du despote que des camps et des goulags du totalitarisme. Tout ce dont elle a besoin se trouve dans les messages rassurants et les emojis de Big Other ; la pression des autres – non par la terreur, mais par leur irrésistible appel à la convergence ; les ourlets de votre chemise saturés de capteurs ; la voix douce qui répond à vos questions ; la télé qui vous entend ; la maison qui vous connaît ; le lit qui accueille vos murmures avec joie ; le livre qui vous lit… Big Other agit pour le compte d’un montage sans précédent d’opérations commerciales qui doivent modifier le comportement humain – c’est la condition de leur succès. Ce montage remplace le contrat légitime, l’autorité de la loi, la politique et la confiance sociale par une nouvelle forme de souveraineté et son régime de renforcements administrés par des acteurs privés.

Le capitalisme de surveillance est une forme sans limite qui ignore les distinctions anciennes entre marché et société, marché et monde, marché et individus. C’est une forme avide de profit dans laquelle la production est subordonnée à l’exploitation, les capitalistes de surveillance exigeant le contrôle sur des territoires humains, sociétaux et politiques situés bien au-delà de ce qui est d’ordinaire le champ d’action des entreprises privées ou du marché. Empruntons son point de vue à Karl Polanyi. Le capitalisme de surveillance annexe l’expérience humaine aux dynamiques de marché de sorte qu’elle renaît en tant que comportement : c’est sa quatrième « marchandise fictive ». Les trois autres, telles que définies par Polanyi – terre, travail, argent – étaient soumises à la loi. Et même si cette dernière est imparfaite, les institutions du droit du travail, du droit de l’environnement et du droit bancaire sont des cadres réglementaires destinés à défendre la société (et la nature, la vie, les échanges financiers) des pires excès du pouvoir destructeur du capitalisme brut. L’expropriation de l’expérience humaine effectuée par le capitalisme de surveillance n’a pas connu de semblables garde-fous. 

 

L’Âge du capitalisme de surveillance, traduction de Bee Formentelli et Anne-Sylvie Homassel © Zulma, 2020 

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