Cassandre, aujourd’hui, n’importunerait pas ses contemporains par ses prévisions, mais par ses souvenirs. L’époque a la mémoire courte et prompte à falsifier le passé pour mieux frelater le présent. Voilà qu’à l’occasion du quarantième anniversaire de l’avènement de François Mitterrand surgit en filigrane la proclamation de Jack Lang : « Le 10 mai 1981, les Français ont franchi la frontière qui sépare la nuit de la lumière. »

La nuit Malraux ? L’exposition Toutankhamon et ses 1 240 000 visiteurs et celles, également courues, des 5 000 ans d’art indien et de l’Or des Scythes ? L’extension du régime de l’intermittence inventé en 1936 pour les techniciens du cinéma à ceux de la télévision et du spectacle ainsi qu’aux artistes ? La centaine d’édifices de l’architecture moderne – dont la « Cité radieuse » du Corbusier – inscrits aux monuments historiques ? La mise en valeur de Rauschenberg, Jasper Johns, Yaacov Agam, Yves Klein, Tinguely ? Le ravalement de Paris ? Le secteur sauvegardé du Marais ? Balthus à la Villa Médicis ? Les Grands Prix nationaux à Bazaine, Giacometti, Pierre Jean Jouve, Saint-John Perse ? Les commandes des Gobelins à Picasso, Braque, Miro ? Maillol aux Tuileries, Calder et Hajdu à Grenoble, Chagall à l’Opéra, Masson à l’Odéon ? 

La nuit Pompidou ? Le retour d’exil de Pierre Boulez ? Le Musée d’art moderne et la bibliothèque publique du plateau Beaubourg ? Le développement de l’action culturelle à l’étranger et la politique de la francophonie ? La grande exposition d’art contemporain de 1972 ? Le Festival d’automne ?

La nuit Giscard ? Le musée d’Orsay, l’Institut du monde arabe, la Cité des sciences et de l’industrie ? L’Ircam, le centre Acanthes, où l’on découvre Xenakis, Ligeti, Dutilleux, Lutoslawski, Kagel ? Le doublement de l’enveloppe budgétaire du théâtre et l’installation aux commandes de centres dramatiques de Georges Lavaudant, Jean-Pierre Vincent, Bruno Bayen, Gildas Bourdet ? Rolf Liebermann à l’Opéra et Don Giovanni à la télévision à l’heure de la grande écoute ? Les orchestres nationaux de Lille et de Metz ? C’est le ministre artisan de cette politique, Michel Guy, qui a inventé Jack Lang le jour de 1974 où, inquiet de ce qu’il avait appris de sa gestion, il lui a retiré la direction du théâtre national de Chaillot. Lang sut travestir ce licenciement en persécution politique. Mitterrand et les siens s’emparèrent de cette occasion d’attirer une nouvelle clientèle, celle du monde des arts. « Jack » était lancé. De son ministère de la lumière, au nom du prix unique du livre et de la loi sur les droits d’auteur, il faudrait oublier l’abaissement de la télévision jusqu’à Berlusconi, le développement des inégalités culturelles territoriales, les radios fric, la faillite de l’éducation artistique dont le ministère mesure aujourd’hui les effets désastreux dans les domaines du théâtre, de la lecture et même de la pratique amateur ? À l’Institut du monde arabe, il faudrait ignorer, aujourd’hui, la baisse de la fréquentation et le copieux déficit qui n’empêchent ni l’augmentation des frais de fonctionnement ni celle des frais de bouche ? Détourner les yeux des 195 600 euros de costumes offerts par un grand couturier et des 57 897 dollars donnés par Jeffrey Epstein pour le financement d’un documentaire dont nul n’a vu le premier jour de tournage. Décidément, Jack Lang est ce qui reste quand on a tout oublié de François Mitterrand. 

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