« Clic ? Croque ? Ouvre, L’œil, De suite, Défile, Ici, Là, Vite, Rythme, Haut, Bas, Dans, Hors, Pourquoi, Comment, Qui, Quoi, Où ? Eh ? Ah ! Bang ! Paf ! Vlan, Bing, Bong, Boum ! » Serait-ce le cahier des charges d’une série Netflix ? Non, c’est un extrait du roman de Ray Bradbury, Fahrenheit 451. « Un classique, écrivait Italo Calvino, est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire » ; que nous apprend sur la culture d’aujourd’hui cette vieillerie de 1953 ?

On ne brûle pas les livres en Occident, que je sache, même s’il paraît qu’un quart des ouvrages finissent au pilon, bientôt recyclés en carton d’emballage ou en papier toilette... Sauf que dans ce chef-d’œuvre de la science-fiction, il n’est pas seulement question d’autodafés. La mort des livres a commencé avant les bûchers, nous raconte l’écrivain américain, quand, pour plaire au plus grand nombre, les romans sont devenus de plus en plus semblables les uns aux autres : tous interchangeables. Et que les minorités – les Baptistes, les Noirs, les Mexicains, les Amoureux des Chats –, outrées par tant de subversion, ont poussé les auteurs à s’autocensurer. Alors, les livres ne furent plus des revolvers armés sur la tempe des lecteurs, juste de la lavasse. Et des résumés version tabloïde commencèrent à remplacer les œuvres du passé. On pouvait enfin lire Hamlet en deux minutes pour impressionner son voisin. La culture devint au service d’une vie immédiate. Un grand impératif dans le monde de Fahrenheit 451 : le bonheur. 

En 1970, le philosophe George Steiner publiait quant à lui Dans le château de Barbe-Bleue. Tentant de définir la culture à venir, il signait l’acte de mort de la civilisation du mot. Les livres, jugés complices de tous les crimes, de l’esclavage aux génocides, ne pouvaient plus être le socle d’une culture commune faite de références à l’Antiquité et à la Bible. Bienvenue désormais à la civilisation du son – une musique d’ambiance nappant le quotidien de façon inédite. Et l’intellectuel de s’inquiéter : à trop forte dose, la pulsation de la pop n’allait-elle pas définitivement abîmer les cerveaux adolescents ? 

La remarque fait sourire, alors que les écrans sont aujourd’hui la cible des mêmes critiques. Si les intellectuels tenaient déjà de tels discours réactionnaires il y a un demi-siècle, ce n’est qu’une antienne, et il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Pourtant, quelque chose semble avoir changé. Il n’est pas question de censure. Plutôt d’un poids croissant des puissances du marché, associé au progrès de la technique, qui bouleverse notre rapport au passé et au temps. Pour faire lire un classique, il faut désormais un événement, un quiproquo. Un attentat, par exemple, qui transforme la chronique d’une génération perdue – Paris est une fête de Hemingway – en feel-good book rétro. Les nouveautés aussi subissent le diktat des chiffres de rotation en librairie et des résumés en un hashtag. Tous les grands éditeurs disposent de panels de ventes, Ipsos ou GFK : une information parfois destructrice. Car qui a vendu moins de mille exemplaires de son premier roman verra automatiquement les commandes de son second opus par les libraires baissées en conséquence, qu’importe sa qualité. De quoi décourager un éditeur avant même la lecture d’un manuscrit exigeant, et tuer dans l’œuf nombre d’œuvres prometteuses.

Ce n’est pas le public qui fixe ces nouvelles règles, mais les métamorphoses de la technique et des canaux de diffusion. La quête du moindre risque engendre un formatage accru : une culture du lisse. Conserverait-on aujourd’hui les râles de Glenn Gould ou de Keith Jarrett dans leurs enregistrements ? Quiconque a regardé plus d’un documentaire Netflix a pu constater la structure immuable de ces productions, débutant par un long résumé laudatif, avant de répéter tous les quarts d’heure ce qui vient d’être dit – le temps de concentration d’un noctambule d’aujourd’hui ?… En bas de l’image, une touche permet d’avancer ou de reculer de dix secondes à l’intérieur du film, s’ajoutant à la touche « accélérer » des antiques magnétoscopes. Le zapping est le mode de visionnage privilégié d’un public qui consulte son smartphone en même temps qu’il prête à l’art le reste de son cerveau disponible.

Les livres n’échappent pas à cette nouvelle donne. Souvent cité pour le prix Nobel, Haruki Murakami aura savamment réussi à faire des redites le cœur même de son best-seller fantastique 1Q84. N’hésitant pas à rappeler inlassablement les événements, à répéter les mêmes phrases, pour calquer un univers parallèle à deux lunes, d’attente et d’échos… mais aussi pour toucher un lectorat plus jeune, habitué au saucissonnage des séries et des mangas. Le résultat est un objet pop par excellence, qui cite Platon comme une marque, et mêle Bing Crosby à Dostoïevski.

Car, tout se vaut dans le nouveau monde : il ne saurait désormais y avoir de gradation entre les œuvres et les arts, sauf à vouloir imposer un goût de colon. Drôle d’époque qui admet qu’un grand bourgogne puisse être plus savoureux qu’un mauvais beaujolais mais hésite à établir une hiérarchie entre Cinquante nuances de Grey et Histoire d’O. On dirait qu’une œuvre d’art aujourd’hui est moins valorisée pour sa richesse ou sa complexité que pour son plus-produit. On attend d’elle qu’elle nous enseigne quelque chose – grâce au porno soft de E.L. James, qu’il vaut mieux choisir un homme riche quand on est apprentie soumise ! D’où le goût du temps pour les témoignages et les expositions thématiques. C’est le triomphe de la culture Trivial Pursuit, du savoir en kit, de la surface plutôt que de la profondeur : « J’ai appris », préféré à « J’ai changé ». Mais sait-on beaucoup plus des laitières après avoir vu le tableau de Vermeer ? Et comment résumer en un pitch une pièce de Samuel Beckett ?

Jamais un chef-d’œuvre ne peut être réduit à son sujet, ou à son apport en connaissances. Son impact est avant tout éthique. Pas dans le sens des minorités sensibles, qui voudraient baliser notre rapport au réel et nous asphyxier avec douceur. Mais, dans celui de Hermann Broch, qui tenait en 1950 une conférence sur le kitsch. Tous, nous nous nourrissons de pacotille et de tape-à-l’œil et y trouvons une consolation ou un divertissement. Mais le grand romancier autrichien, spécialiste de la folie des foules, nous rappelait que l’art pouvait aussi s’élever contre « la malfaisance d’une hypocrisie universelle dans la façon de vivre, égarée dans d’immenses fourrés de sentiments et de conventions ». L’œuvre d’art authentique « éblouit l’homme jusqu’à le rendre aveugle et elle lui donne la vue ». Elle nous révèle à notre singularité, dans un monde qui nous voudrait des pions identiques sans nous permettre de devenir la reine de notre propre royaume. 

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