Existe-t-il une nostalgie des années Lang ?

Sans aucun doute. Les milieux culturels et artistiques éprouvent une nostalgie pour une période de foisonnement artistique lors de laquelle la culture a été érigée en priorité nationale. Et de nombreux Français qui ont vécu cette période ressentent également une nostalgie à l’égard d’années de tolérance, marquées par un rapport à la diversité des cultures, à la pluralité des arts, qui représentèrent aussi une période d’effervescence, de dynamisme, voire d’enthousiasme pour la culture. Toute une série de combats d’aujourd’hui – l’antiracisme, le refus des discriminations en tous genres, l’exception culturelle – sont nés dans ces années 1980.

Quand Jack Lang est nommé ministre, a-t-il un plan précis de réformes en tête ?

À la différence de la plupart de ceux qui lui ont succédé, il est très préparé lorsqu’il entre rue de Valois. Cela fait près de vingt ans que Jack Lang est un militant de la culture. Il a créé en 1963 le Festival mondial de théâtre de Nancy et a dirigé pendant deux ans le théâtre de Chaillot. Un important réseau d’artistes et de militants gravite autour de lui. Il a une idée très nette du foisonnement culturel qu’il veut favoriser, et il est entouré d’une équipe qui va le suivre au ministère. Contrairement à l’idée répandue selon laquelle il serait un personnage solitaire et dilettante, Jack Lang a toujours su fédérer les énergies et c’est un travailleur acharné.

Quels sont ses premiers actes de ministre ?

Il obtient dès l’automne 1981 le doublement du budget de la Culture, sans atteindre pour autant le 1 % symbolique qu’il réclamait (0,76 % du budget de l’État). Ces mannes vont lui permettre non seulement de mener une politique ambitieuse de soutien à la création dans tous les domaines, dont de nouvelles sphères culturelles – la BD, le rock, le cirque –, mais aussi de financer de nombreuses infrastructures en partenariat avec les collectivités territoriales, sans parler des « Grands Travaux ».

« Jack Lang défend alors une conception à la fois artistique et anthropologique de la culture »

Et le prix unique du livre ?

C’est effectivement une mesure qui intervient dans les premières semaines, mais elle doit beaucoup au lobbying des milieux de l’édition, en particulier du patron des éditions de Minuit, Jérôme Lindon, et à leur proximité avec François Mitterrand. Même si Lang n’en est que le porte-voix, il va en faire un marqueur de sa politique d’exception culturelle.

Pourquoi Jack Lang a-t-il voulu élargir le champ des activités dites culturelles ?

Jack Lang défend alors une conception à la fois artistique et anthropologique de la culture, définie comme un ensemble de modes de vie historiquement enracinés, dans lequel on peut retrouver la gastronomie, la langue, et qui constitue pour lui les fondements d’une politique de l’identité. Cette conception a non seulement permis d’étendre le périmètre de son ministère – il est allé jusqu’à dire qu’au gouvernement, il n’y avait pas un, mais quarante-quatre ministres de la Culture –, mais elle lui a aussi conféré une dimension très politique.

« Mi-professionnel, mi-artiste de la politique, il est surtout le premier personnage politique pop »

En quoi diffère-t-il d’André Malraux, l’autre « grand » ministre de la Culture de la Ve République ?

Lang partage avec Malraux cette idée que la culture participe d’un récit national, mais sa définition du champ culturel est très éloignée de celle de son prédécesseur. Malraux avait une conception beaucoup plus classique des arts. Entre les deux hommes, vingt ans ont passé et surtout Mai 68, qui a mis l’accent sur des cultures minoritaires. Un autre point les distingue : Malraux pouvait se prévaloir de l’amitié du général de Gaulle, mais il avait un poids politique limité, alors que Jack Lang est un homme politique dont la proximité avec François Mitterrand doit beaucoup à sa capacité de mobilisation des artistes et des milieux culturels. Mi-professionnel, mi-artiste de la politique, il est surtout le premier personnage politique pop. À une époque où nombre d’acteurs politiques découvrent la communication politique, Lang a d’emblée sa propre langue, très lyrique, son style vestimentaire, et une posture fondée sur l’enthousiasme et l’énergie. Il est un personnage en couleurs dans un monde en noir et blanc.

En quoi la culture était-elle un enjeu politique ?

En même temps que Lang tentait d’effacer les frontières entre cultures classique et populaire, il a voulu réveiller ce qu’il appelle les « créateurs », un mot qui va pour lui bien au-delà des artistes traditionnels. Les socialistes estimaient qu’au sortir du giscardisme, la France se trouvait dans une profonde crise morale, politique et économique. Il fallait enclencher un mouvement dans le pays, « changer la vie », s’appuyer sur les créateurs et sur la jeunesse comme vecteurs essentiels de la bataille culturelle pour ensuite capitaliser sur de futures victoires politiques pour le PS.

Pourquoi la fête est-elle aussi présente ?

On l’a beaucoup caricaturé sur ce point, mais c’était un élément mûrement réfléchi. Lang pense qu’il y a dans la fête des éléments de ferveur populaire, mais aussi une occasion de bousculer les hiérarchies culturelles. Avec la Fête de la musique, un amateur peut jouer dans la rue et cet amateur, au moins politiquement, a la même valeur qu’un professionnel. Dans cette idéologie de la fête, il y a l’idée qu’une libération d’énergie est nécessaire pour pouvoir conquérir des territoires nouveaux.

« Derrière cet activisme se sont développés des programmes structurants qui ont modifié en profondeur le paysage culturel français »

Et cette appétence systématique pour la nouveauté est l’un des traits les plus caractéristiques de sa personnalité et de son action. Il faut lui reconnaître d’avoir été précurseur dans la défense de formes culturelles alors décriées, comme les cultures urbaines, et d’avoir compris l’importance du rap, première musique jouée et écoutée aujourd’hui en France et dans le monde.

D’où vient cette critique d’une politique paillettes ?

Au départ, ces critiques sont le fait des milieux conservateurs. Elles se sont ensuite élargies au cours du second septennat à tous ceux qui étaient agacés par une politique de « coups » jugée superficielle et emblématique de la société du spectacle – on se souvient de l’expression de Philippe Muray, l’homo festivus. En 1987, dans La Défaite de la pensée, Alain Finkielkraut dénonce pour sa part le relativisme culturel de la politique languienne, accusée d’entraîner la mort de la culture classique. On peut considérer que Lang a fini par se caricaturer, avec une action dont la forme pouvait être plus importante que le fond – on pense à la fameuse parade de Jean-Paul Goude lors du bicentenaire de 1789. Il n’empêche : derrière cet activisme se sont développés des programmes structurants qui ont modifié en profondeur le paysage culturel français.

C’est-à-dire ?

La création d’un grand nombre d’établissements culturels, un soutien sans faille à la création nationale comme aux cultures étrangères. Ce fut un tourbillon. Les « Grands Travaux », et plus généralement la politique du patrimoine, ont permis l’ouverture ou le sauvetage de dizaines de lieux, pas seulement à Paris. Il y a eu aussi une action très volontaire de financement du cinéma français. Et la France a soutenu financièrement de grands cinéastes étrangers comme Youssef Chahine, Akira Kurosawa ou Ettore Scola.

« La culture est restée une politique publique payée par la majorité pour un nombre limité de bénéficiaires »

Le revers de cette action, c’est la constitution d’une cour autour de Lang et d’une forme de bureaucratie culturelle. En voulant créer des structures pérennes, en installant des règles dans un paysage culturel encore en friches, il va augmenter le champ d’intervention de l’État et rigidifier plus qu’il ne l’aurait souhaité cette action culturelle. Ce que l’académicien Marc Fumaroli dénonce en 1991 dans un livre acerbe, L’État culturel.

Cette politique n’a pourtant pas réduit les inégalités sociales devant la culture. Pourquoi ?

Cette critique l’agace, mais Jack Lang n’a en effet pas démocratisé l’accès à la culture. Il a augmenté la capacité d’action des pouvoirs publics et libéré beaucoup d’énergie dans le secteur privé, sans pour autant élargir la base sociale du public de la culture. Même si un nombre plus important qu’auparavant de Français va au théâtre ou dans des musées, la culture est restée une politique publique payée par la majorité pour un nombre limité de bénéficiaires, issus pour l’essentiel des classes moyennes supérieures et des générations du baby-boom.

Quel tandem a-t-il formé avec le président Mitterrand ?

Mitterrand était un homme immensément cultivé, mais d’une culture très classique. Au contact de Jack Lang, il a saisi l’enjeu politique que représentait la culture. Lang lui a apporté sa jeunesse et son impressionnant réseau de soutiens artistiques. S’est jouée entre eux une relation quasi filiale.

« Aujourd’hui, le pouvoir culturel s’est déplacé vers le niveau local mais aussi vers le secteur privé »

Lang avait une immense admiration pour Mitterrand, qui n’était pas que de la courtisanerie. Quant à Mitterrand, il était bluffé par l’énergie de son ministre, parfois agacé aussi par son activisme. On peut parler d’une œuvre commune.

Que reste-t-il des années Lang ?

Je suis obligé de commencer par ce qui a disparu. Les ministres de la Culture sont devenus des personnalités secondaires dans le paysage gouvernemental. Je crois qu’il y a eu un transfert de l’énergie de la culture à l’ensemble de la société. C’est un mouvement qui touche toutes les sociétés de loisirs, et donc de culture. Lang a accompagné ce mouvement mais, d’une certaine manière, c’est une victoire à la Pyrrhus. La création ou le renforcement de toutes ces institutions culturelles – musées, centres dramatiques nationaux, grands établissements culturels qui n’ont que des rapports de tutelle avec le ministère –, tout cela a vidé la rue de Valois de sa substance. Aujourd’hui, le pouvoir culturel s’est déplacé vers le niveau local – les collectivités représentent les trois quarts des dépenses culturelles publiques –, mais aussi vers le secteur privé avec l’explosion des industries culturelles. On entend dire qu’il suffirait d’un peu de volonté pour qu’un nouveau Jack Lang apparaisse, mais cela me paraît bien plus compliqué. La politique culturelle est par essence décentralisée, le ministère a perdu une partie de sa capacité d’action. C’est le paradoxe de l’héritage de Jack Lang.

Quel est son héritage politique ?

Il a été le premier à poser la question de la souveraineté culturelle de la France et de l’Europe dans la mondialisation sans pour autant prôner le repli sur soi. À l’heure des industries culturelles mondialisées, cette question prend un sens très actuel. Par ailleurs, le drapeau de son combat pour le droit à la différence et pour l’antiracisme, qui était tombé à terre dans les années 2000-2010, a été ramassé par la jeune génération, et même étendu à de nouvelles causes comme la défense de toutes les minorités. Il faut se souvenir que Jack Lang a été l’un des parrains de la communauté LGBT et a participé à la première Gay Pride en avril 1981. Quarante ans plus tard, il a conservé les mêmes mantras, c’est sans doute la raison de sa popularité inoxydable. 

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER & PATRICE TRAPIER

 

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