Un renversement radical, encore exacerbé par la crise sanitaire, s’opère depuis plus de dix ans. Portées au fronton pendant les années fastes de l’ère Lang, les institutions culturelles sont aujourd’hui en quête de repères face à des industries culturelles toutes-puissantes et à un public qu’il est devenu plus difficile de s’attacher et de fidéliser. Les lieux culturels rouvrent enfin après de nombreux mois de fermeture. Avec cette annonce tant attendue viennent les questionnements et les angoisses : le public retrouvera-t-il le chemin des salles de concert, des cinémas, des musées, des théâtres, des festivals, des cirques, etc. ? Les pratiques numériques, qui se sont taillé la part du lion pendant la pandémie, vont-elles laisser de la place aux sorties ?

Ces questions mettent en lumière un contexte en réalité plus ancien dans lequel les pratiques numériques ont progressivement investi nos quotidiens, au risque de cannibaliser le temps disponible pour la culture in situ – celle qui exige de sortir de chez soi, de prendre des billets, de se déplacer, de côtoyer des inconnus, pour aller à la rencontre d’une œuvre ou d’un artiste. Ces interrogations sont particulièrement vives concernant la jeunesse, dont on connaît les passions numériques : sur dix jeunes âgés de 15 à 24 ans, six regardent quotidiennement des vidéos en ligne, plus de huit jouent à des jeux vidéo, écoutent de la musique en ligne, fréquentent quotidiennement les réseaux sociaux. La crise sanitaire, en nous confinant face à nos terminaux numériques, les a fait entrer encore un peu plus profondément dans nos vies.

Et pourtant, les résultats de la dernière enquête sur les pratiques culturelles (DEPS-Doc, ministère de la Culture) permettent de récuser la thèse d’une cannibalisation de la culture par le numérique. Avant la crise sanitaire, les mêmes 15-24 ans restaient très nombreux à fréquenter les lieux culturels : sur dix d’entre eux, huit sont allés au moins une fois au cinéma dans l’année, sept ont assisté à un spectacle, cinq ont visité un musée, une exposition ou un monument. Ces proportions n’ont pas significativement évolué au cours des décennies, alors même que les pratiques festivalières ont connu dans le même temps un vif essor et sont venues s’ajouter aux précédentes ! Et même si, du fait des jauges réduites, il faut se méfier de ces premières impressions, ce constat est plutôt conforté par l’enthousiasme que suscitent les réouvertures : le public semble avide de retrouver les lieux de culture et plus largement de sociabilité.

L’angoisse de la cannibalisation a caché une autre dynamique, qui représente probablement le défi majeur auquel les institutions culturelles vont faire face dans les prochaines décennies : si les jeunes sont toujours aussi nombreux à fréquenter les lieux culturels, ils sont en revanche plus rares à s’adonner aux pratiques considérées comme les plus exigeantes. Ainsi, la lecture (de livres), la fréquentation des concerts de musique classique ou contemporaine, celle des opéras ou des expositions patrimoniales régressent.

Faut-il y voir les effets d’un abêtissement de la population, d’une « idiocratie » contaminant l’ensemble du corps social ? Ce scénario ne résiste pas mieux à l’examen que celui de la cannibalisation. Le renversement à l’œuvre est celui des modalités par lesquelles la population se forme un avis sur ce qui mérite d’être lu, vu, écouté, voire cru. Les mécanismes sociaux par lesquels une valeur est donnée à une œuvre, qui tendent donc à influencer les individus et à leur indiquer quel comportement culturel adopter, sont en train de radicalement se déplacer. Tout au long des xixe et xxe siècles, le modèle républicain français a encouragé le développement de multiples organisations, souvent directement liées à l’État, chargées de prendre en charge les individus pour leur propre bien et en vertu de principes universels : l’école et plus largement les institutions qui ont incarné et incarnent encore l’État providence. Dans les termes du sociologue François Dubet, ces institutions ont historiquement pris en France la forme de sanctuaires : depuis leur fondation, leur existence est justifiée par des principes supérieurs et doit être protégée « des désordres et des passions du monde ».

Dans la culture, ces institutions s’appellent – pour n’en citer que quelques-unes – le Louvre, le Festival de Cannes, Versailles, Gallimard, le prix Goncourt, les cinémas d’Art et Essai, le théâtre national de Strasbourg, Arte ou plus récemment la plateforme numérique Salto… Ces noms ont pour vocation d’organiser nos vies culturelles en proposant une sélection de contenus et d’œuvres en fonction d’objectifs fixés dans des principes de politique publique, parfois contradictoires : la protection de la diversité, l’exigence artistique, la démocratisation, l’émancipation. De ce point de vue, les années Lang ont été un foisonnement. Sous son impulsion, le spectre des possibles culturels, y compris dans les lieux les plus emblématiques, s’est en effet considérablement élargi. Mais cette ouverture a eu une contrepartie immédiate visant à préserver le sanctuaire : la diversification des modes d’expression artistique admissibles s’est accompagnée de la création de nouvelles institutions chargées d’en garantir l’excellence et l’indépendance vis-à-vis du marché. D’où la création du Musée national de la bande dessinée à Angoulême en 1982, du Centre d’information du jazz en 1984, du Centre d’information du rock et des variétés en 1986 et plus tard, en 1992, du Centre d’information des musiques et danses traditionnelles. Et de bien d’autres musées, centres, labels, écoles qui n’ont cessé d’apparaître depuis cette période. Il y a eu bien sûr l’invention de la Fête de la musique, un événement emblématique de la célébration des pratiques amateurs – mais dont l’une des fonctions paradoxales est de continuer à établir la distinction entre les mondes amateurs et professionnels. Car, dans cette perspective qui prévaut encore largement aujourd’hui, si la culture doit s’ouvrir, elle ne doit jamais renoncer à l’excellence artistique – une excellence que les lois du marché et de la popularité sont incapables d’établir, et dont seules les institutions républicaines peuvent être les garantes.

Cette conception des enjeux culturels a trouvé une résonance particulièrement forte avec la génération du baby-boom, née au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les baby-boomers ont activement participé à la création de ces institutions, les ont fait fonctionner, ont représenté et représentent encore aujourd’hui un public abondant et fidèle. Que ce soit parmi les précédentes ou les suivantes, aucune autre génération n’a autant lu, n’est autant allée au théâtre, dans les musées, n’est autant allée écouter de la musique classique. Qualifiés par les sociologues d’omnivores, ils se sont tout autant intéressés à la culture patrimoniale qu’aux formes les plus savantes et à la contre-culture. Dans ce foisonnement des pratiques, leur fil conducteur a été tissé de ces institutions qu’ils ont volontiers fréquentées et auxquelles ils se sont souvent abonnés, développant une relation de confiance. Mais cette relation se délite avec les générations nouvelles. Toutes les institutions y sont confrontées : il est désormais plus difficile de recruter des abonnés, les publics sont devenus plus versatiles, le lien est plus difficile à établir.

Comme l’école et toutes les institutions nées dans le giron de notre modèle républicain, ce paysage culturel est aujourd’hui victime de ce qui a pu être sa force. La mise en valeur des espaces culturels par les institutions est une opération de moins en moins acceptée par les nouvelles générations. Et si certains noms continuent aujourd’hui à s’affirmer, c’est grâce aux générations plus anciennes qui leur sont restées attachées, ou encore auprès des touristes pour lesquels ces noms fonctionnent comme des marques, aux côtés des entreprises de luxe. Pour les autres, et pour la jeunesse en particulier, ces noms ont perdu leur pouvoir symbolique. Pire, ils sont devenus, pour certains ou certaines, synonymes d’une hypocrisie historique sous les dehors d’un universalisme de façade destiné à masquer la domination des hommes sur les femmes, des Blancs sur le reste du monde, de la majorité sur les minorités.

Pensées comme des sanctuaires, les institutions culturelles sont minées de l’intérieur, car ce sont les fondements même de leur existence qui se trouvent questionnés. L’omniprésence des espaces numériques, en promettant une parfaite horizontalité, la possibilité donnée de s’exprimer sans filtre, est venue renforcer cette critique, en ouvrant de nouveaux espaces de recommandation dans lesquels les institutions ne sont pas les bienvenues. La page YouTube du Louvre, le plus grand musée du monde, compte 85 000 abonnés, une communauté 140 fois plus petite que celle du youtubeur Norman. Le Louvre n’y est pour rien : ce qui est désormais valorisé, c’est la relation intuitu personæ (le lien à une personne particulière) – ou du moins le sentiment de cette relation. À l’inverse, dans ce nouveau contexte moral, les institutions sont forcément suspectes, inhumaines, voire manipulées.

À un moment particulièrement fragile de leur histoire, les institutions culturelles font face à un défi majeur. Si leur légitimité est contestée, elles restent néanmoins les récipiendaires de principes qu’on aurait probablement tort d’abandonner en chemin. On sait maintenant ne pas pouvoir compter sur les industries culturelles, numériques ou non, pour préserver la diversité des expressions : répondant à une logique de profit, elles favorisent structurellement l’émergence de productions « star », aux dépens du reste. Jusqu’à preuve du contraire, les institutions restent seules capables d’ensemencer la diversité. Possible antidote à l’enfermement dans les micro-communautés numériques – à condition qu’elles ne sombrent pas elles aussi dans l’entre-soi –, les institutions peuvent aussi être des lieux de mixité et de mélange des populations, réunies par une même émotion artistique.

Les évolutions décrites ici sont irrémédiables, elles portent en elles de nombreuses perspectives louables, en faveur notamment d’une meilleure reconnaissance des principes démocratiques et des minorités. Les institutions héritées du xxe siècle n’ont d’autre choix que d’évoluer, et elles sont nombreuses à s’y employer avec énergie. Leur fonction est probablement plus que jamais indispensable, à l’heure où la société française découvre, parfois avec effroi, la face sombre de la promesse émancipatrice des entreprises du numérique. Sans doute, en revanche, devront-elles se défaire du modèle du sanctuaire pour devenir plus clairement des espaces de sociabilité et d’échange, des agoras donnant une visibilité plus grande aux individus qui les font vivre, seuls capables de rétablir le contact avec la population : les artistes, les techniciens, les amateurs et les publics fidèles ou occasionnels. 

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