Elle croyait au naturel, et ne pensait pas qu’elle devait avoir l’air sympathique ni intelligente.

Le désir de fraterniser trouvait chez elle un profond écho, et elle prit la fâcheuse habitude de dire ce que l’on ne dit pas, sur elle-même, sur sa vie, sur sa manière d’écrire, sur la vision qu’elle avait de ses propres livres.

Et bien sûr elle disait ce que l’on ne doit pas dire sur ses personnages. Sa terrible mère, par exemple, au rire dévastateur, au désespoir total, et qui l’aimait si peu.

 

Ce portrait de Marguerite Duras pourrait être celui de bien des artistes. C’est l’opposé absolu de ce que l’on entend d’ordinaire quand on pense à l’Art, et donc à la politique culturelle (un bicorne d’académicien, une épée, des dorures sur fond vert).

Comme disait aussi Marguerite Duras : il faut beaucoup aimer les hommes, beaucoup, beaucoup les aimer, pour pouvoir les supporter.

Cela est vrai bien sûr des femmes, des enfants, des vieillards, et encore davantage des artistes qui, le plus souvent, cumulent les fragilités et les dons des catégories susnommées.

Enfant, homme et femme à la fois, disait Rainer Maria Rilke, expliquant à Lou Andreas-Salomé ce qu’était un poète.

Pourquoi parler de ce qu’est – devrait être, pourrait être – un artiste quand on cherche à penser à la culture ?

Pourquoi ne pas se contenter d’examiner les déclarations et les réalisations d’un ministre plein d’énergie et de charisme comme Jack Lang ?

 

Pourquoi ne pas se satisfaire du bilan impressionnant d’un haut fonctionnaire lettré comme Jean Gattégno, qui fit tant pour les bibliothèques, ces parentes pauvres éternelles ?

Oui, pourquoi revenir à la définition si complexe de ce qu’est un artiste et de ce que devrait être sa place, ou sa non-place dans notre société matérialiste et déchirée ?

Je cite ici une de mes amies chères : l’art divise, la culture réunit.

L’art divise, parce qu’on ne comprend pas tout de suite, parce que les artistes ne sont pas là pour séduire mais pour inventer.

Du coup, la mission du pouvoir n’est pas de les aimer surtout si c’est pour mieux les étouffer. Mais de veiller à ce qu’ils puissent créer et rencontrer les gens, c’est le rôle de la politique culturelle : rendre accessibles les œuvres.

 

Les artistes : c’est le sujet. Un sujet presque impossible à penser en termes rationnels, en termes politiques. Et en termes économiques encore plus.

Les artistes ne servent à rien, comme les poules à qui ils ressemblent souvent, criards et plaintifs et trouillards. Elles pondent quand cela leur chante, quand elles le peuvent, et parce qu’elles sont faites pour cela et qu’elles ne savent rien faire d’autre.

Bon qu’à ça, disait Beckett. Un œuf par jour. Parfois deux.

Un poème par jour. Parfois deux.

 

Point 1 : les artistes sont des poules.

Si vous tuez la poule aux œufs d’or, plus de poule et plus d’œufs.

C’est pourtant bien tentant.

Oui, les pouvoirs ont toujours eu envie de tuer leurs poules, je veux dire leurs artistes. Parce qu’ils sont énervants, mangent beaucoup, boivent énormément et… ne servent à rien, j’y reviens, à part piailler.

 

Point 2 : les artistes sont des chats.

Si vous leur donnez à manger et ne leur demandez rien en échange, alors, alors peut-être serez-vous récompensé par le spectacle de leur beauté, par la paix qu’ils savent faire régner autour d’eux.

 

Cela existait autrefois : il y avait des monarques, il y avait des mécènes, il y avait Versailles, une cour pleine de poules et de chats, et de courtisans.

Trêve de sornettes : je hais Versailles et les Versaillais.

 

Où m’entraînes-tu, ma plume ? Certains artistes souvent ont eu du mal avec la démocratie et le peuple. Pas moi.

Je crois plus qu’à toute autre chose à l’éducation pour tous, à la transmission populaire, généreuse et optimiste et confiante : celle de l’après-guerre, celle de Jean Zay, de Roger Blin. Aujourd’hui : Peter Brook ou Ariane Mnouchkine.

Mais la question reste entière : comment un pouvoir peut-il aimer et protéger des artistes libres et fatigants, et qui, par expérience, parce que c’est dans leurs gènes de canaris dans la mine, de colibris dans la forêt, ne cessent de résister, de réclamer ?

Des écrivains, des metteurs en scène, des peintres qui sont autant de grains de sable dans l’œil, autant de petits cailloux dans la chaussure. Scrupula.

 

Alors surgit devant mes yeux le visage de François Mitterrand, souriant avec une affection immense à Marguerite Duras, sa camarade, chacun chacune sur un versant du monde. Libres tous deux.

Il savait. 

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