Il est là, sur le bord de la tasse, empaqueté dans sa petite enveloppe de papier. Cinq grammes de douceur avant de reprendre le chemin du bureau, de la fac, de la journée qui n’en est qu’à son mitan, des fâcheux, des contraintes en tout genre. Il y a ceux qui le plongent directement dans leur café, et ceux qui jouent longuement avec le petit parallélépipède entre leurs doigts, à la fin du repas, à cet instant d’incertitude où l’on s’encourage à formuler les phrases non dites. Ou bien à cet instant où, encore lové dans le moment passé, on est prêt à recourir aux plus enfantins expédients pour le prolonger. « Un deuxième café, tu as le temps ? – Ah oui, volontiers. » Encore cinq grammes, monsieur le bourreau, avant de retourner dans le froid, la cohue, ou simplement dans ses pensées. 

On ne le sait pas forcément, mais le morceau de sucre est une singularité nationale. Autour de nous, l’Italie et l’Allemagne l’ignorent. Le monde entier préfère le sucre en poudre, à chacun selon ses désirs, à chacun selon ses besoins. La France, seule, a instauré la dose standard pour tous. Faut-il y voir un restant de cet égalitarisme qui autrefois – il y a désormais si longtemps, bien avant l’avènement de la start-up nation – coulait supposément dans nos veines ? Les experts sont en tout cas formels : jamais le sucre « à la parisienne » n’a pu s’imposer en dehors de l’Hexagone. En 1875, Eugène François, épicier au 8 de la rue Saint-Sébastien, dans le quartier Saint-Ambroise, dépose le brevet d’un procédé pour débiter le sucre mécaniquement, en morceaux réguliers. On l’appelle la « casseuse François ». Le sucre ne cessera de se banaliser par la suite, passant du statut de substance exotique et quasiment luxueuse, enfermant encore en elle tout le soufre de l’esclavage, à celui de produit de consommation courante, via la production massive de betterave qui fascina les contemporains de Balzac.

Après 1949, on inventera le moulage direct par pression. Les morceaux deviennent de plus en plus nets et identiques. Le carré blanc dans le petit noir est né. Au fil du temps, son poids standard baissera, à mesure que le régime des Français gagnera en légèreté. Autre mue contemporaine, c’est dans les années trente que les préfets imposeront qu’il soit servi emmailloté dans les lieux publics. « Le sucre servi en morceaux dans les restaurants, hôtels, cafés, débits de boissons, ne pourra être présenté aux consommateurs que sous enveloppe le protégeant efficacement contre tout contact et toute souillure », affirme ainsi un arrêt du préfet du Doubs le 10 février 1934. Le plaisir sucré, oui, mais tout de même encadré par la taylorisation et un hygiénisme sévère. Un paradoxe, quand on sait que le sucre, dans la poésie baroque par exemple, touche à l’imaginaire amoureux et religieux. La métaphore même de l’amour physique et spirituel, à l’image du baiser sucré du Cantique des cantiques qui inspira des générations de poètes. Mais le sucre conserve une part sombre, il symbolise aussi la tromperie, l’hypocrite douceur. Dans son recueil Le Printemps, Agrippa d’Aubigné exprime sa rancœur contre la femme aimée, qui se voit comparée à une fleur toxique recouverte de miel. Où donc le petit morceau de sucre familier du quotidien dissimule-t-il aujourd’hui cette part maléfique ? Peut-être dans l’image du su-sucre, qu’on accorde avec mépris au subordonné, comme une récompense donnée à un bon chien. Il est certain que le jour où l’on enlèvera les machines à café des open spaces, le temps des grandes rébellions pourrait revenir à l’instant. Donnez-nous notre morceau de sucre quotidien. 

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