Depuis deux mois, nous sommes privés de contact.

Privés aussi de sympathie et de monde commun, nous applaudissons aux fenêtres, puis nous retournons à nos moutons.

Dans la rue, les gens nous effraient.

Que mijotent-ils, ces virussophores ?

Sans contact avec notre humanité, sans contact avec la sagesse antique, sans contact avec notre passé proche, nous l’étions déjà.

Rembobinons.

Quand j’étais enfant, on nous enjoignait de nous laver les mains en rentrant à la maison et avant les repas, de ne pas nous toucher le visage, de mettre nos petits gants pour prendre le bus, de ne pas manger de fruits non lavés, de ne pas toucher de choses rouillées, d’enlever nos chaussures sur le seuil de la porte. De ne pas boire dans un verre non lavé. De nous méfier des animaux sauvages, porteurs de tiques, ces saloperies d’écureuils.

Il fallait craindre la tuberculose et, plus que tout, la poliomyélite. Tous, nous connaissions une grande personne qu’on avait enfermée dans un poumon d’acier. Je n’ai jamais su ce que c’était, mais cela faisait peur, et cela faisait de la peine.

Nous étions superstitieux, parce que nous étions craintifs. Craintives. Surtout les femmes, plus au fait des malheurs qui planent que les hommes toujours tête en l’air.

Quelques décennies d’antibiotiques triomphants nous ont fait oublier nos bonnes vieilles habitudes. Ces derniers temps, nous n’avions plus du tout peur des microbes. Nous nous moquions des mamies gantées. Nous gardions même nos chaussures à la maison.

C’est fini. Et certains se désolent. On nous promet un monde hostile où chacun se méfiera de tous.

Je ne sais pas. Je regarde autour de moi. Je vois des femmes voilées, un foulard sur la bouche. Elles ont l’habitude. Cela ne les rend pas plus hargneuses. En revanche, je note que cela augmente souvent la hargne à leur égard. Et de quel droit ?

Je regarde autour de moi. Je vois des Japonais masqués quand vient la saison des virus. Ils n’y prêtent même plus attention. Mais, quand survient un tsunami, quand explose une centrale, je vois les mêmes Japonais se sacrifier pour leur pays, masqués certes, mais solidaires. Nous ricanions en les voyant passer. Comme nous étions idiots.

Quand j’étais enfant, on évitait les contacts, les embrassades, les accolades. Pourquoi ? Je ne sais pas. Tout passait par le langage : l’affection, l’amour, la colère, la politique, les livres, la musique, la révolte.

On ne parlait pas de soi, encore moins de ses maladies.

No personal remarks.

On parlait de l’intérêt général, qui rimait avec lecture du journal.

Nous étions faibles, fragiles, des humains frileux et menacés, mais capables de tout grâce à la mise en commun de nos intelligences. Surtout celles des mâles (quel dommage, dire que j’ai cru que cela allait changer).

Alors, pourquoi ne pas imaginer sans crainte, avec enthousiasme même, un monde où l’on sort masqué, où l’on garde ses distances, mais où l’on se soucie de sa voisine, de son prochain, comme de soi-même ? Où l’on se méfie de la confusion entre l’intime et le monde commun ?

Pourquoi ne pas réhabiliter le baisemain – sans contact – pourquoi ne pas relancer la révérence, pourquoi ne pas encourager le namasté si cela s’accompagne de sympathie, de confiance, et surtout d’un souci de la réponse. Pourquoi ne pas miser sur la magie de la sympathie ? 

 

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