Le dedans et le dehors
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Nous voici donc « déconfinés ». Mot bizarre, dont je ne savais pas il y a deux mois qu’il existait. Déconfinés : mi-déconfits, mi-affinés. À mi-chemin du pruneau sec et du roquefort AOP. Qu’est-ce qui nous est arrivé ? Qu’est-ce que c’était, ce temps qui se termine ? On est mûrs, il paraît. Prêts à être relâchés.
D’habitude, j’aime bien l’image de l’essoreuse. Du passage à l’essoreuse. Là, ce n’était pas ça. Plutôt quelque chose d’émollient. De lénifiant. Loukoumisation. Dessiccation. Séjour dans cette petite machine qu’un copain bricole jour après jour dans son garage, conçue pour faire sécher les fruits par ventilation naturelle. On y dépose la banane, le cèpe, l’abricot, la pomme à conserver. Et on attend. Le lendemain, la frêle denrée a réduit. On peut la stocker, l’emporter en balade, mordre dedans quand on voudra.
Les deux mois qui s’achèvent n’étaient pas grand-chose, sans doute, comparés à tant de situations de guerre, de famine, de persécution. C’est ce que me disait mon voisin René, 90 ans, croisé sur le chemin de ses courses quotidiennes, pas plus masqué que d’habitude : « Moi j’ai connu la guerre, le rationnement, l’Occupation. Alors l’épreuve de devoir rester chez soi, pardon, mais je rigole. » Il n’empêche : 4 milliards et demi d’humains de tous pays reclus chez eux pendant des semaines, globalement d’accord pour se voir du jour au lendemain interdits de circuler, surveillés, réprimés au premier écart. La sacro-sainte croissance sacrifiée, mise de côté soudain pour sauver des vies. Qui l’aurait cru ?
Je vois les jours qui passent, la relaxe qui approche et je pense aux parpues, ces fragiles créatures aux yeux « mous, couleur de l’asperge cuite, striés de sang » qu’imagine le poète Henri Michaux. Si habituées au confort de leur nid que la fréquentation du dehors leur est devenue périlleuse. « Après une séance d’une heure, elles se mettent à trembler, on les enroule dans la laine, car sous leurs longs poils la transpiration s’est faite grosse et c’est dangereux pour elles. » Qu’arrivera-t-il le 11 mai, au moment de nous élancer à nouveau au-dehors ? Serons-nous devenus des parpues ? Une amie avec qui je bavardais hier sur le trottoir devant chez moi me disait ça : que voir des amis lui avait manqué au début, et puis de moins en moins. Qu’elle craignait qu’on prenne tous goût à cette vie repliée. Qu’on s’habitue à ne plus s’embrasser, ne plus se serrer dans les bras, ne plus se toucher. Que c’était triste !
Qu’est-ce que je ressentirai le 11 mai ? J’écris ce texte à l’avance, c’est le jeu. On est le 4, il reste sept jours, une éternité au rythme où vont les revirements de recommandations, de scénarios – mes propres volte-face intérieures, aussi bien. Depuis le début, j’ai changé tant de fois d’humeur. Ferai-je la tournée des amis d’Arles ? Irons-nous camper en famille à la belle étoile comme j’en ai rêvé ces dernières semaines, bord de rivière, feu de camp, amour, eau fraîche, et advienne que pourra ? Partirai-je zoner un peu sur les chemins, remonter un bout de nationale 7 comme les photos de Mathias Depardon il y a quelques jours m’en ont furieusement donné envie ? Irons-nous avec des amis à la plage, toujours pas rouverte, nous payer la baignade peut-être la plus salée de notre vie, comme d’autres ont casqué 135 euros pour une bière nocturne au bord de l’eau ?
J’irai à la librairie, en croisant les doigts pour qu’elle se relève de ces deux mois de fermeture forcée, et du morne été qui arrive, sans touristes ni festivals. Je boirai des verres avec des copains sur la place Voltaire toute proche, aux tables enchaînées du Cube, en attendant que ça rouvre un jour. On boira des cafés et des apéros les uns chez les autres. On fera des petites fêtes en douce. J’irai voir mes parents près d’Aix. J’irai voir ma grand-mère de 96 ans, seule depuis deux mois. Pour l’école de nos deux enfants, à supposer qu’elle rouvre (la mairie d’Arles en a pour l’instant prolongé la fermeture), j’imagine qu’on fera comme Descartes dans la forêt du doute et comme le gros des autres parents : à défaut de certitudes, suivre l’opinion « des mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurai à vivre ». Je continuerai de me promener comme tout le monde au bord du Rhône, qui continuera d’être beau. Je refuserai que mon téléphone serve à me tracer. Je serai très en colère, comme beaucoup je crois, si des leçons ne sont pas tirées de tout ça, quant à l’importance du service public et des hôpitaux, quant à tant d’aberrations, plus que jamais flagrantes, du monde comme il va.
Dehors ce sera la Grande Garabagne de Michaux, le pays des Hacs, des Izvinikis, des Émanglons. Un nouveau peuple masqué, sans nez, sans bouche, habillé de plastique, de gants. Il faudra se faire aux nouvelles mœurs. On n’aura pas l’air très libérés, avec nos bâillons et nos distances prudemment gardées. Ce ne sera pas tout de suite la fête. Plus que jamais la vie sera à inventer dans les interstices. Plus que jamais il faudra compter sur ce qu’il y a en nous d’inconfinable, d’indocile, de joyeusement récalcitrant. Est-ce que ce sera le début d’un nouveau monde ? Je n’en suis pas certain, à voir tout qui déjà repart comme avant. Mais nous aurons vu que tout peut s’arrêter. Que c’est déjà arrivé une fois. Et peut-être notre audace en sera-t-elle aiguisée.
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