La première phase du déconfinement met en œuvre une approche départementale différenciée. Comment analysez-vous ce retour du département, échelon administratif souvent critiqué ?

Le département s’imposait, car on avait peu de choix pour découper le territoire de façon intelligible. C’est une échelle géographique ni trop fine ni trop large… et que tout le monde connaît. Une aire de déplacements entre espaces de proximité.

Mais cela n’a rien à voir avec la reconnaissance d’un pouvoir politique départemental. C’est une approche purement statistique de gouvernement par les chiffres, avec quatre indicateurs déterminant si vous êtes dans un département vert ou rouge.

Comment analysez-vous ce choix ?

C’est une cartographie nécessairement jacobine. Tout se décide au niveau central, en fonction des données qui remontent du terrain. Il n’y a pas de décentralisation de la décision. En revanche, le gouvernement s’appuie sur les maires pour la mise en place d’une partie importante des modalités du déconfinement. En bref, quand ça chauffe, on en revient aux bonnes vieilles circonscriptions communales et départementales !

Cette carte de France du Covid-19 nous apprend-elle quelque chose de neuf sur les Français ?

C’est une carte qui souligne la relation forte entre la densité de peuplement et l’épidémie. La situation est assez singulière dans la mesure où ce sont les territoires les plus riches, les plus développés, qui sont frappés prioritairement. Ce qui était hier vertueux, en termes économiques, devient aujourd’hui une grave faiblesse. Et notamment ces grandes régions urbaines dont les bassins d’emploi sont irrigués par des systèmes performants de transports collectifs. L’économiste Paul Krugman, Prix Nobel en 2008, souligne dans ses travaux l’intérêt de la concentration urbaine : la densité, selon lui, est la pierre philosophale de la croissance et de l’innovation. Or, c’est aussi une pierre philosophale pour le Covid-19 qui adore les foules et apprécie tout particulièrement les transports collectifs. L’Île-de-France, à cet égard, se retrouve la plus affectée. Le virus est un Robin des Bois qui attaque les villes et épargne largement les territoires ruraux (à la grande joie de certains écologistes).

Il y a un autre paradoxe. Le virus a attaqué les régions qui ont la moins bonne couverture hospitalière. Car, contrairement à ce que l’on croit souvent, cette couverture (le nombre d’emplois hospitaliers par habitant) est plus favorable aux territoires périphériques et ruraux. Sa géographie est conforme à la morbidité française. Or, cette dernière est beaucoup plus élevée dans les territoires périphériques où réside une grande partie de la population âgée. Ainsi, même si c’est contre-intuitif, les départements les moins denses bénéficient de plus d’emplois hospitaliers pour mille habitants que les départements urbains. En Île-de-France, 21 % de la population a plus de 60 ans. Dans la Creuse, 36 %. Les territoires qui se plaignent beaucoup d’un abandon de l’État sont ceux qui bénéficient de la meilleure couverture, au moins à l’échelle départementale. Ceux qui sont les moins touchés par le virus sont aussi les mieux protégés !

La ligne sanitaire Cherbourg-Marseille qui sépare le pays en deux recoupe-t-elle d’autres contrastes ?

Vous avez deux France. D’un côté, à l’ouest, des territoires qui ont longtemps été délaissés par l’industrie et qui marchent très bien aujourd’hui. Ces régions ont émergé depuis trente ans et ont rattrapé leur retard. Toulouse, Bordeaux, Nantes, Rennes sont en pleine forme et incarnent cette nouvelle France. De l’autre côté, la France du Nord et de l’Est, autrefois industrielle, connaît plus de chômage, plus de problèmes sociaux, sans pour autant qu’on puisse faire le lien entre les cas de Covid-19 et ces réalités.

Paris ne fait-il pas exception dans ce tableau ?

Oui, dans la continuité de ce qui se passe depuis dix ans. La capitale est la commune de France qui a créé le plus d’emplois hautement qualifiés. C’est une transformation considérable : les activités de back-office [de gestion et d’administration] des banques, de la SNCF, de la RATP, par exemple, sont parties en banlieue et ont été remplacées par des activités à haute valeur ajoutée. Paris occupe une position absolument écrasante dans les secteurs de pointe qui, comme le numérique, constituent les nouveaux supports de la croissance. Cette dynamique parisienne va reprendre après la parenthèse du Covid-19. La concentration des populations très qualifiées et la demande d’immobilier à Paris seront toujours une réalité dans l’après-épidémie.

Prenez le secteur du numérique : plus de 110 000 nouveaux emplois ont été créés en dix ans. Logiciels, conseils en informatique… 60 % de cette création nette est localisée dans 15 communes sur 35 000 ! Une concentration inédite. Ces activités, qui ne traitent que de l’information et qui, théoriquement, pourraient se situer n’importe où, se concentrent dans Paris, dans une poignée de communes autour du périphérique et dans deux ou trois métropoles de province.

Cette densité tient à ce que ces secteurs d’activité passent sans cesse d’un projet à un autre en combinant de nombreuses ressources et compétences : chaque projet est une entreprise éphémère. Leurs acteurs ont besoin d’être géographiquement proches et en contact réel permanent. Les échanges en visio ou au téléphone ne sont qu’un complément et ne se substituent pas aux contacts stratégiques « en chair et en os ».

La crise sanitaire peut-elle accentuer l’érosion démographique de Paris au profit de villes moins denses ou des campagnes ?

Il y a deux thèses. La première voudrait que les Parisiens s’apprêtent à fuir le dangereux foyer épidémique que serait la capitale. Mais la seconde s’appuie sur une réalité : les concepteurs et les décideurs ne peuvent pas travailler à distance les uns des autres. Le télétravail ne fonctionnera jamais à plein temps, cela marche un ou deux jours par semaine.

Économiquement, quelles pièces de ce puzzle seront perdantes ? Lesquelles seront gagnantes ?

À court et moyen termes, le virus est encore une fois un Robin des Bois qui tape sur les territoires les plus riches et les plus forts. Ainsi, du jour au lendemain, l’emploi aéronautique à Toulouse et dans les départements limitrophes peut se retrouver à l’arrêt. Le choc est brutal pour les régions les plus productives, mais il sera rattrapé dans les années à venir, d’autant que des activités aujourd’hui délocalisées à travers le monde seront relocalisées. Du reste, depuis 2016, on observait déjà un regain de l’industrie en France, qui s’est mise à créer plus d’emplois qu’elle n’en détruisait. Paris et les grandes agglomérations rebondiront. L’industrie numérisée possède une souplesse inédite. Tout le monde a pu constater l’incroyable agilité et réactivité de ce secteur : grâce aux imprimantes 3D, il a pu produire des éléments de respirateurs artificiels en un temps record. Les départements et les régions disposant de prix fonciers abordables, de bons équipements et de solides moyens de transport ont de bonnes chances de connaître un redémarrage par ces nouvelles industries dans les années qui viennent.

Les territoires périphériques, moins productifs et dépendant davantage de revenus de redistribution, sont moins touchés par le virus et leur économie est moins vulnérable (hormis les territoires touristiques). Les producteurs de biens de consommation alimentaire sont moins affectés par les crises. La vente de la baguette ne connaît aucune inflexion, quand celle des Airbus plonge. Mais avec le retour de la croissance, Airbus redémarrera, alors que la production de baguette restera pratiquement la même. C’est pareil pour les territoires : ce sont les plus spécialisés dans les biens et les services de production – les plus touchés par cette crise – qui redémarreront le plus vivement.

Les États ont globalement fait le choix de la santé publique en sacrifiant dans un premier temps l’économie. Faut-il opposer santé et économie ?

La parole médicale occupe les médias. Mais derrière son discours, aujourd’hui dominant, il y a un débat éthique et politique : actuellement, parmi les personnes qui sont mortes du Covid-19 dans les hôpitaux et les Ehpad, vous avez à peu près 92 % de plus de 65 ans. Ce sont par définition des « inactifs ». Cela signifie concrètement que, dans le même laps de temps, 1 700 « actifs » seraient morts de cette maladie. Il meurt en France 1 700 personnes par jour en temps normal. Cela revient à dire que l’année en cours serait comme une année bissextile : au lieu d’avoir la mortalité d’une année de 365 jours, on aurait la mortalité d’une année de 366 jours pour la population de moins de 65 ans.

À un moment donné, cela va finir par poser un problème. D’un côté, vous avez les médecins qui expliquent qu’une vie égale une vie, et qu’il faut soigner un grand vieillard comme s’il avait vingt ans, ce qui est infiniment respectable. Mais de l’autre côté, vous avez le bon sens : la valeur économique et sociale et même démographique de la vie d’une personne de 90 ans n’est pas la même que celle d’un jeune de 25 ans. C’est un sérieux dilemme. Il ne faut pas le trancher, mais le dépasser en pensant les deux en même temps : cette crise sanitaire touchant les vieux étant en passe de muter en grave crise économique et sociale pour les jeunes, il revient aux personnes âgées de prendre leurs responsabilités et toutes les mesures de protection qui réduiront la pression économique pesant sur ces derniers.

La génération du baby-boom…

Oui, c’est la génération de Mai 68, celle qui a dicté ce qu’il faut penser et tenu tous les leviers du pouvoir. Cette génération a trop souvent été un sérieux obstacle à la montée en puissance des suivantes. Les baby-boomers disposent à la retraite d’un niveau de revenus moyen supérieur à celui des actifs, et ils ont pu acquérir un patrimoine immobilier dont les jeunes ne peuvent même pas rêver aujourd’hui. Cette génération aborde le grand âge et est en train de sortir de scène. Cette crise du coronavirus la vise prioritairement. C’est pour elle une sortie grandiose, mélodramatique, mais qui va mettre un bon moment à genoux l’économie du pays. Le bouquet final en quelque sorte ! 

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

 

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