Johanna Segarra peut compter ses sorties sur les doigts d’une main. « Une fois tous les quinze jours, pour remplir le frigo », précise cette mère célibataire de 28 ans, confinée avec ses deux enfants à Perpignan. Depuis le 17 mars, pas une seule incartade. La jeune femme a pris l’état d’urgence sanitaire très au sérieux. Entre les quatre murs de son appartement, elle s’est enfermée avec sa peur. « Sortir est devenu extrêmement angoissant », confie-t-elle par téléphone, au terme d’une septième semaine de confinement. La dernière fois que son fils aîné a mis un pied à l’extérieur, la France ne comptait encore que 175 morts. Comme de nombreux Français, Johanna Segarra redoute le déconfinement. « On commencera sûrement par une petite promenade en milieu de semaine, quand il y aura moins de monde », dit-elle. Elle a en revanche une certitude : Enzo, 12 ans, et Layanah, 5 ans, ne retourneront pas à l’école avant le mois de septembre.

Partout en France, au sein de groupes sur Facebook ou de conversations sur WhatsApp, les parents d’élèves partagent leurs inquiétudes au fil des annonces gouvernementales. Tous espéraient des instructions précises, claires et cohérentes. Au contraire, la délivrance d’informations au compte-gouttes, parfois contradictoires, a fait émerger une multitude de questions liées aux gestes barrières. « On se sent comme des confettis face à un ventilateur », résume Grégoire Ensel, président de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) de Saône-et-Loire.

Pour Lydia Rabehi, vice-présidente de l’antenne des Pyrénées-Orientales, la reprise est prématurée. « Dites-vous que certaines écoles, avant la crise, n’avaient ni papier toilette ni savon ! » s’indigne-t-elle. Elle évoque des salles de classe trop petites, où « les gamins meurent de chaud ». « Vous pouvez me dire comment on va faire avec les gestes barrières, dans ces écoles ? » demande-t-elle. Ses enfants aussi resteront à la maison après le 11 mai. Comme de nombreux parents, elle préfère se fier aux recommandations du conseil scientifique, qui s’opposait à la réouverture des établissements scolaires. Elle s’inquiète néanmoins pour sa fille, actuellement en terminale, qui attend son affectation sur Parcoursup. Elle voudrait partir étudier à Paris. « Va-t-elle pouvoir changer de département à la rentrée ? »

Sonya Ufer, mère de trois enfants à Istres, sur la Côte d’Azur, dit ne nourrir aucune colère ni aucun ressentiment par rapport à la gestion de la crise par le gouvernement. Ce qu’elle éprouve, c’est plutôt « une grande incompréhension » : « Comment se fait-il que le Maroc ait pu fournir des masques à tout le monde et que la France soit incapable de s’acquitter d’une mission aussi banale ? Ici, on peut commander des drones, mais pas des masques. C’est absurde ! »

Serge Hefez, psychiatre spécialiste de la famille, constate que la communication autour des masques, « catastrophique et empreinte de mensonges », a rompu la confiance des parents. « Les messages flous et contradictoires leur ont fait perdre tout entrain. Les parents d’élèves ne voient désormais que les inconvénients du retour à l’école », explique-t-il. Il constate, comme ses confrères, que leurs angoisses se répercutent souvent sur le moral des enfants, qui craignent toujours de transmettre la maladie à leurs aînés. Un traumatisme hérité des premières semaines de confinement, accentué par une forte inquiétude liée à la maladie de Kawasaki.

« L’épidémie a démarré avec l’idée que les enfants étaient la bombe par laquelle se transmettait la maladie », rappelle le Pr David Cohen, chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital Pitié-Salpêtrière, à Paris. Il se veut pourtant rassurant. « Après trois mois d’épidémie, on sait désormais que seuls 10% des enfants infectés sont asymptomatiques, qu’ils sont peu transmetteurs, et sur une courte période. Leur contribution à la diffusion du Covid-19 est donc faible », dit-il. Et d’ajouter : « Il faut transmettre ce message pour que les gens cessent d’alimenter ces fantasmes à n’en plus finir. »

Pour rassurer les jeunes les plus stressés par le déconfinement, Serge Hefez recommande de faire appel à leur fibre solidaire. « Ils en ont tous une, il suffit d’aller la chercher », explique le psychiatre, qui précise néanmoins que la plupart des enfants et des adolescents trépignent d’impatience à l’idée de pouvoir sortir à nouveau. À ses yeux, ce basculement des valeurs – de l’individualité à la solidarité – représente « un grand virage pour cette génération Covid ». « Lorsque la crise sera passée, cette solidarité sera toujours nécessaire. Nous aurons à affronter le réchauffement climatique et la crise économique. Si on ne se serre pas les coudes, on n’y arrivera pas. »

Le déconfinement a cristallisé nombre d’inquiétudes dans le milieu de l’éducation. Dans le monde professionnel, aussi. Les questions sanitaires sont source d’angoisse pour les patrons, qui ont le sentiment d’engager leur responsabilité, et pour les salariés, qui craignent de mettre leur famille en danger. Dans les entreprises comme dans les usines, les directions ont dû plancher sur de nouvelles organisations du travail, pour protéger leurs employés et ouvriers. « Chez nous, c’est l’inspection du travail, sollicitée notamment par les syndicats, qui a contraint les directions locales à fermer certains sites quelques jours, le temps de désinfecter les locaux et de prendre des mesures », explique Philippe Verbeke, responsable CGT chez Arcelor-Mittal. C’est sur les chaînes de production que le changement est crucial : « Dans l’industrie lourde, chaque geste doit être mesuré, précis, rappelle le syndicaliste. On n’a pas le temps de penser aux gestes barrières. Une demi-seconde d’inattention peut provoquer un drame. » D’où l’importance d’aménager les horaires de chacun, d’organiser des rotations. Jusqu’à nouvel ordre.

Dans les centres de santé au travail, les médecins en témoignent : les chefs d’entreprise les ont massivement consultés. « Les patrons de PME ont l’habitude de prendre des responsabilités, mais sur des questions qu’ils maîtrisent. Cette crise sanitaire nous dépasse complètement, comme tout le monde », confirme François Asselin, directeur d’une société de charpente, menuiserie et ébénisterie. Son entreprise travaille depuis plusieurs semaines à réorganiser les chantiers, mais c’est un casse-tête. Chaque projet est différent et engage plusieurs entreprises et plusieurs corps de métier censés travailler ensemble dans des espaces parfois très réduits. « Certains de mes collègues se font poursuivre par des ouvriers malades, même si personne ne peut affirmer avec certitude qu’ils ont attrapé le virus au travail. La santé de nos salariés prime, mais nous avons besoin d’un cadre légal. On ne peut pas se permettre de risquer le tribunal correctionnel. »

Il a donc fallu, sur les chantiers, s’organiser pour que les ouvriers ne se croisent pas. Mais cela pose des problèmes de productivité qu’il faut faire accepter aux clients, les devis ayant été formalisés avant la pandémie. L’activité économique tourne au ralenti. Pour certains salariés, « peur du déconfinement » peut rimer avec « peur du licenciement ». Ceux des grands groupes ne sont pas moins exposés. Ainsi, chez Arcelor-Mittal, la CGT s’inquiète de voir la crise sanitaire servir de prétexte. « La direction locale de Fos-sur-Mer doit mettre en pause sa production à la mi-juin sous prétexte que ses marchés principaux sont en Espagne et en Italie… Ce qui est vrai, sauf que le site souffre par ailleurs d’un sous-investissement chronique, bien antérieur à la crise, au profit d’investissements externes », explique Philippe Verbeke, qui a peur de voir l’arrêt temporaire devenir définitif.

Enfin, il y a ceux qui redoutent de retrouver très vite un rythme et une façon de travailler qui ne leur conviennent plus. Lise Gaignard, psychologue spécialiste du travail, a pu consulter de nombreux rapports d’activité de ses collègues, dont les patients sont en grande majorité des cadres : « Dans beaucoup d’entreprises, et pas seulement à l’hôpital, les statuts ont été brouillés pendant le confinement, constate-t-elle. Chacun a concentré ses efforts là où c’était utile, sans nécessairement se soucier de ce qu’indiquait l’organigramme. Le travail s’est fait en dehors des sentiers balisés. » Elle cite l’exemple des banquiers : « Pendant le confinement, ce sont eux qui se sont occupés des dossiers de prêts, pas les ordinateurs. Mon conseiller m’a dit qu’il croulait sous le travail, mais qu’il se sentait utile, parce qu’il avait des êtres humains au bout du fil et qu’il essayait d’arranger tout le monde… »

De la même façon, certains cadres, sans cesser d’être consciencieux et actifs, ont goûté aux joies de ne plus avoir de « cadres sup » sur le dos… « Dans le travail aujourd’hui, les salariés passent la moitié du temps à faire du "reporting", à rendre des comptes sur leur activité. Pendant le confinement, tout ça a volé en éclats, d’autant que le reporting nécessite certains logiciels sensibles que les entreprises ne veulent pas installer sur les ordinateurs portables de leurs employés. Résultat, le confinement a donné lieu à une libération d’énergie monumentale ! Les cadres disent avoir beaucoup mieux travaillé… »

Ingénieure, cadre chez L’Oréal, Isabelle* confie avoir été abattue pendant deux ou trois jours à l’annonce de la date du déconfinement. Depuis dix-huit ans, elle se lève à 6 heures, s’engouffre dans les transports pour rejoindre le siège de l’entreprise ; cavale toute la journée pour rendre son travail à temps, et s’effondre le soir dans son canapé à 21 heures. « Pendant ces deux mois, j’ai ralenti le rythme, je me suis occupée de mes enfants, j’ai profité de mon petit jardin à la pause de midi et de la forêt en fin de journée… Quand le déconfinement a été annoncé, mes managers se sont excités : comment organiser la reprise ? L’action va-t-elle chuter ? Comment préserver le chiffre d’affaires ? Et là, je me suis dit que je ne pouvais pas recommencer. » À 47 ans, elle s’est promis de quitter la région parisienne dès que son fils aura terminé le lycée… Elle n’a pas de plan précis, mais elle est certaine d’une chose : la crise sanitaire l’aura changée. « J’ai eu jusque-là un bon poste, un bon salaire, aucun problème financier. Mais suis-je vraiment sur cette terre pour fabriquer des shampoings ? »

Au terme d’une hibernation un peu particulière, une partie de la France se réveille groggy, traumatisée. À contre-courant des impatients qui se précipiteront dans les jardins publics, dans les magasins ou chez leurs amis, certains prendront davantage leur temps. « On observera sur le long terme des troubles de stress post-traumatiques sur une partie des déconfinés », prévoit le Pr David Cohen. Une autre forme d’inégalité, aussi forte que discrète, qui les marquera longtemps. 

 

* Le prénom a été modifié.

 

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