Le mot français léger vient du latin levis. Dans la littérature antique, on l’utilise souvent pour qualifier les cuirasses des soldats quand elles ne sont pas trop lourdes – dans notre langue, on parle bien d’infanterie légère pour désigner les chasseurs à pied… Ce peu de poids peut être associé à un manque de consistance. Il est de la même famille que light en anglais, leicht en allemand ou laghu en sanskrit. En Inde, on s’en servait aussi bien en diététique que pour qualifier la légèreté positive du corps et de la pensée.

Mais il suffit de transformer le e bref de levis en un e long, pour que le sens change. Levis signifie alors lisse, qu’il s’agisse du visage imberbe du jeune homme ou d’une surface métallique polie. Et les imaginaires associés à ces deux concepts se sont peu à peu rapprochés, jusqu’à presque se confondre aujourd’hui.

Un sourire parfait ou un air blasé : surtout pas d’aspérités !

Au siècle des Lumières, on redécouvre la légèreté : la liberté des mœurs se conjugue avec celle de la pensée, et l’envol est une réalité. Les libertins admirent les premières montgolfières, ballons lisses qui partent à la conquête du ciel. Échapper à la pesanteur passe par ces formes bombées qui se retrouvent dans les robes à paniers décollant sur les escarpolettes. Plus tard, la légèreté et la vitesse voyagent de concert dans les automobiles et les aéroplanes à la carrosserie lisse pour mieux pénétrer dans l’air. Les surfaces contemporaines sont métalliques et miroitantes sans pourtant réfléchir : elles ne dévoilent pas de profondeur.

De même, le dandy fait de son visage un masque inanimé. « Beaucoup d’amis, beaucoup de gants – de peur de la gale », écrit Baudelaire dans ses Fusées. Aujourd’hui, la légèreté sur Instagram passe par la superposition de filtres aux photographies pour lisser la peau et les paysages. Un sourire parfait ou un air blasé : surtout pas d’aspérités ! Déjà, les portraits et les corps étaient retouchés jusqu’à l’irréalité dans la presse qu’on appelle légère, parce qu’elle n’est pas lourde, selon le mot de Verlaine. Les recettes de cuisine du magazine Elle, remarquait Roland Barthes dans Mythologies en 1957, ne sont pas faites pour être réalisées : c’est un rêve de chic où domine le glaçage. On s’ingénie à « arrondir les surfaces, à enfouir l’aliment sous le sédiment lisse des sauces, des crèmes, des fondants et des gelées ». L’image se suffit à elle-même. C’est là toute sa modernité.

Personne ne l’aura compris mieux que Jeff Koons. Son chien-ballon bleu métallisé, son lapin en acier comme huilé font partie des œuvres les plus chères de notre époque. Quand l’artiste se photographie en plein acte sexuel avec la Cicciolina, c’est le sexe imberbe dans des images lisses, comme les acteurs des sites pornographiques. Faut-il y voir une subtile ironie, le cynisme du vainqueur d’un miroir aux alouettes, le marché de l’art ? L’année dernière à Paris, l’exposition Pop air à La Villette attirait plus de 700 000 visiteurs pour un « voyage dans le monde de l’inflatable art ». Adultes et enfants s’immergeaient dans une piscine à balles, sautaient dans un château gonflable, se prenaient en selfie dans des mises en scène pneumatiques acidulées. Nulle empreinte de la main sur les bulles de cet art qui ne se veut plus que ludique. Les ballons sont le symbole de notre temps qui se rêve immuablement jeune, lisse et léger ! « Seuls les gens peu profonds ne jugent pas sur les apparences », écrivait Oscar Wilde dans Le Portrait de Dorian Gray

Vous avez aimé ? Partagez-le !