« Ce qui est bon est léger. Tout ce qui est divin court sur des pieds délicats » : tel est le premier principe de l’esthétique et de la morale de Nietzsche, exposé dans Le Cas Wagner. On rétorquera que le père de Zarathoustra est ici comme tout le monde : qui ne préfère la grâce à la pesanteur ? Danser sur des pieds légers, comme Carmen, courir, voler, plutôt que de porter, comme l’âne ou le chameau, son fardeau ? On accordera à André Comte-Sponville que Nietzsche et les nietzschéens paraissent toutefois, sur ce point, « bien légers » : « Allez courir légèrement dans les ruines d’Oradour, allez danser divinement à Auschwitz ou à Mauthausen ! » Parodiant la fourmi, le philosophe contemporain Jérôme Porée rappelle ce qu’une telle philosophie peut avoir de déplacé et de dérangeant : « Vous souffriez ? Eh bien, dansez maintenant ! » L’argument ne manque pas de consistance. Pour citer Kundera, une telle légèreté n’est-elle pas proprement « insoutenable » ? À la Leichtfertigkeit nietzschéenne, qui constitue elle-même une objection à la morale judéo-chrétienne, à la métaphysique schopenhauérienne et au romantisme wagnérien, on fera de nombreuses objections : physiologiques, psychologiques, éthiques, sociologiques, économiques, politiques… Notre monde secoué par de multiples crises, n’empêche-t-il pas, et n’interdit-il pas toute forme de légèreté ? Être léger, n’est-ce pas être beau, certes, et libre, mais insouciant, aveugle, insignifiant ? Zarathoustra rêve, un matin, qu’il tient une balance et qu’il pèse le monde, avant d’annoncer qu’il souhaite rebaptiser la Terre et l’appeler « la légère ». Qui dirait cela aujourd’hui, quand la Terre et la vie sur Terre sont devenues un « objet de responsabilité », selon la formule du philosophe allemand Hans Jonas, auteur du Principe de responsabilité en 1979 ? N’est-ce pas plutôt l’esprit de sérieux, donc de pesanteur, qui devrait s’imposer ?

La légèreté est la force d’assumer la responsabilité, non pas morale, mais poétique de son existence

Mais si tout ce qui est bon est léger, toute légèreté n’est pas bonne pour Nietzsche, et les objections habituellement opposées à la légèreté nietzschéenne reposent sur un malentendu. Il arrive aussi à Nietzsche de critiquer certains « allégements de la vie », pour montrer qu’ils se méprennent sur le sens de la véritable légèreté : celle-ci ne se confond pas avec l’apesanteur ; elle ne consiste pas non plus à se décharger – elle n’est pas un état mais une aptitude, une force : la force de se charger du poids (c’est-à-dire de la valeur et du sens) de la vie. Nietzsche propose d’ailleurs de démultiplier ce poids par une sorte d’exercice spirituel : la pensée de l’éternel retour (« le poids le plus lourd »). Pour peser le monde, il faut le soulever. Si Nietzsche raille le comportement de l’âne ou du chameau, le « oui » idiot à la vie ou le sens borné du devoir, ce n’est pas parce que l’âne et le chameau portent, mais parce qu’ils portent passivement, et parce qu’ils subissent tristement la charge qu’ils transportent. La lourdeur est une volonté accablée, qui n’aspire plus qu’à se décharger : elle est tristesse de la volonté, tournée vers un allégement qui n’allège pas la vie mais s’allège de la vie. On mesure la force d’un esprit à la « dose » de vérité, donc de réalité, qu’il est capable de supporter : c’est cette force qui définit la liberté et la vraie légèreté. Mais puisqu’il est sans doute impossible de supporter toute la réalité, la vérité pure (celle d’Oradour, d’Auschwitz, de Mauthausen), comment trouver la force d’augmenter la dose ? La réponse de Nietzsche est très claire, mais demande à être précisée : nous ne saurions aimer que la vie dont nous sommes les « poètes ». La légèreté est la force d’assumer la responsabilité, non pas morale, mais poétique de son existence, et, par « poétique », il faut entendre cette discipline qui consiste à doter la vie, non seulement de beauté, mais de valeur et de sens, et à faire de la réalité l’objet de notre volonté. La légèreté est joie de la volonté. 

 

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