Chorégraphier, c’est organiser le mouvement dans le temps et dans l’espace.

Pour développer ce propos, je dois quitter le pur terrain de l’abstraction et de la géométrie – fût-elle dynamique – et me frotter à la question du corps humain. Je veux dire : le corps qui est celui de chaque humain, le corps ordinaire, le corps en tant que maison en laquelle nous nous levons chaque matin – pas le corps performant du danseur accompli ; le corps de l’enfant, du passant, de la caissière de la supérette. Comment se débrouillent-ils pour organiser leur passage dans le temps et dans l’espace ? C’est là une question radicale, le genre de question qui va littéralement « à l’os » et qui se révèle toujours féconde. Elle s’est imposée à moi en ces termes en 2008, lorsque je travaillais sur le spectacle Zeitung, que je concevais avec le pianiste Alain Franco, autour de musiques de Johann Sebastian Bach et de la seconde école de Vienne. […]

J’ai alors interrogé le corps ordinaire. Comment est généré le mouvement, y a-t-il un centre corporel ou plusieurs, peut-on parler d’un haut et d’un bas, d’autres rythmes que ceux du cœur et de la respiration, un mouvement de base peut-être ? […] Cette réflexion s’est organisée autour d’un binaire : l’axe vertical, l’axe horizontal, et leurs combinaisons. J’aime penser les choses en termes de polarités complémentaires.

L’axe vertical : c’est l’une des conquêtes essentielles du petit humain qui devient grand. D’abord couché, puis à quatre pattes, il développe ensuite le contrôle de sa colonne vertébrale et conquiert la station debout. Il doit alors s’arranger avec la gravité et le déséquilibre et – de déséquilibre en déséquilibre – apprend à placer un pied devant l’autre. Il marche. De cette négociation avec notre axe vertical, j’ai fait un mot d’ordre qui a servi d’outil à toute la compagnie : « My walking is my dancing » – en français : « Comme je marche, je danse. » Je suis restée depuis lors très attachée à cette insistance sur la marche comme fondement de l’acte de danser. Un danseur qui marche nous rappelle sans cesse l’importance de cet axe vertical qui nous allonge la colonne vertébrale et fait de nous des traits tendus entre ciel et terre.

L’axe horizontal, lui, apparaît lorsque j’ouvre les bras. Je le considère comme l’axe du « social ». C’est le geste d’aller vers l’autre, de le prendre dans les bras, de l’embrasser. C’est aussi un geste qui ouvre la respiration, et qui en fin de compte accompagne la parole et l’adresse aux autres. « My speaking is my dancing » – « Comme je parle, je danse » – est devenu notre second mot d’ordre, destiné à se combiner à cette exaltation de la marche ordinaire. […]

J’aime la virtuosité, elle a une face d’insouciance

La station qui vient sera plus courte. Je me contenterai de pousser jusqu’à son extrême limite ma réflexion sur l’horizontal et le vertical. De faire sauter le verrou de la raison et d’entrer provisoirement dans le domaine de la rêverie. Regardez : lorsque ma station debout, verticale, tente de se conjuguer avec l’horizontalité, deux conséquences sont possibles : soit je tombe, soit je m’envole. Soit je suis morte, soit je deviens oiseau.

Chorégraphier, c’est défier la gravité.

Par ce propos, je veux rendre hommage à la chorégraphe américaine, Trisha Brown, décédée en 2017. Je lui vouais – je lui voue toujours – une intense admiration. « Quel est le plus beau des mouvements ? » lui avait demandé un journaliste. Trish avait répondu du tac au tac : « Voler ! »

Et par ailleurs… savez-vous qui a prononcé ces mots : « Je n’ai cherché pendant toute une vie que l’essence du vol… Le vol, quel bonheur ! » ? Il s’agit de Constantin Brancusi. Mais au fond, est-ce vraiment une « rêverie » ? Tout bien pesé, c’est beaucoup plus rationnel que cela. La réflexion sur la gravitation est plutôt l’indice d’un passage. Peut-être même est-ce le passage de la danse classique à la danse moderne. Isaac Newton, découvreur de la loi de la gravitation, avait été tout à la fois le dernier des magiciens formés à l’école de l’alchimie et le père de la modernité scientifique. C’était un passeur. De la même manière, j’oserais dire que cette magicienne qu’était Trisha Brown nous a fait passer des schémas de la danse classique – où les mouvements sont réglés selon les lois de la géométrie – à l’une des principales réflexions de la danse moderne : nos mouvements dépendent de la manière dont nous composons avec la gravité, pour nous en servir ou pour la défier. Toutes ces lignes, la beauté de ces lignes où s’imprime le poids réel du squelette ! L’idée de gravitation fait ici l’objet d’une incarnation, d’une incorporation miraculeuse.

Le défi lancé à la gravité évoque tout à la fois l’infini, la joie, la légèreté et la vitesse. La technique classique des pointes procédait bien évidemment de la même aspiration à l’envol. C’est l’aspect heureux de la virtuosité. J’aime la virtuosité qui n’est pas réductible à la discipline ; elle a une face d’insouciance. « Angels fly because they take themselves lightly », écrivait Chesterton – « Les anges volent parce qu’ils sont capables de se prendre à la légère. » 

 

« Chorégraphier Bach : incarner une abstraction », conférence au Collège de France, 10 avril 2019, publiée sous le titre Incarner une abstraction © Actes Sud, 2020

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