Après quatre ans de mandat, quel bilan faites-vous de la présidence de Donald Trump ?

Beaucoup d’experts jugeaient au moment de son élection que Trump serait tenu sous contrôle, que ce soit par le Parti républicain, les membres de son équipe, les médias ou la loi. Bref, que le système américain de checks and balances [de contrôles et de contrepoids] permettrait de circonvenir son pouvoir. Moi-même, je n’y ai jamais cru, car Trump avait de son côté un atout plus fort encore, à savoir le soutien d’une large part de l’opinion publique, ainsi qu’une indifférence générale à l’égard des règles établies. Un à un, les garde-fous ont sauté, à commencer par le Parti républicain. L’establishment du parti ne voulait pas de lui, mais il s’est rangé quasi intégralement derrière sa bannière quand il a compris que l’électorat le suivait. Les « adultes » de son gouvernement ont pendant un temps essayé de le contrôler, d’éviter les décisions les plus folles – le retrait de l’Otan, par exemple –, mais ils ont disparu les uns après les autres, soit qu’ils aient été virés, soit qu’ils aient démissionné. Si bien qu’il dirige désormais un gouvernement à sa botte, avec des soldats fidèles qui obéissent à ses ordres, comme le procureur général [le ministre de la Justice] William Barr. Ce n’est plus le gouvernement du peuple, mais celui de Donald Trump. Les médias se sont bien battus, ont tenté de faire leur travail honnêtement, mais le pays est si divisé aujourd’hui que la moitié de la population ne croit plus aux infos – le scandale ukrainien, le mépris de Trump pour les soldats tombés au combat, tout cela n’a plus aucune importance tant la haine des médias est forte. Et enfin il y a la loi : à l’époque de l’enquête sur l’ingérence russe, qui a abouti au rapport Mueller de 2016, Trump s’est montré si amoral, si méprisant de la loi, qu’il a acté l’idée qu’il ne s’y plierait pas, et qu’il devenait dès lors inattaquable. Aujourd’hui, il n’a plus qu’un obstacle face à lui, c’est le peuple américain. C’est pourquoi le scrutin du 3 novembre prochain est si crucial.

 

L’échec du système de checks and balances a-t-il révélé une faiblesse de la démocratie américaine ?

Les institutions démocratiques de notre pays étaient déjà affaiblies avant Trump. La défiance envers le gouvernement, la justice, les médias était patente. Trump est arrivé en promettant de mettre fin à la corruption – il a évidemment fait le contraire, ce qui a accru encore une vision cynique de l’action de l’État et la défiance vis-à-vis des institutions. Trump est un symptôme de l’affaiblissement de notre démocratie, mais il a aussi montré avec quelle facilité on pouvait la détruire. La Constitution, si belle et si endurante soit-elle, n’est jamais plus forte que ceux qui s’en servent. Si vous commencez à perdre confiance dans la démocratie, alors elle devient un simple morceau de papier dont les idéaux sont oubliés. Mais nous avons perdu de vue cette évidence, car le pays a connu une profonde stabilité depuis la fin de la guerre de Sécession, il y a un siècle et demi.

 

Trump est-il responsable de la fracture grandissante entre plusieurs Amériques ?

Non, là encore ces fractures étaient là avant lui. Des facteurs de long terme peuvent les expliquer, à commencer par la mondialisation et ses effets sur la classe ouvrière. La situation n’est pas si différente de celle des Gilets jaunes en France : une population vivant dans des petites villes, éloignée des centres de pouvoir, et qui se sent ignorée, méprisée. Ces gens-là, fermiers, ouvriers, commerçants, se sont longtemps conçus comme la colonne vertébrale du pays. Quand leurs communautés ont commencé à se déliter, le cœur de cette Amérique est tombé malade, en quelques années. Dans le même temps, l’immigration et l’essor d’une Amérique non blanche, bientôt majoritaire, leur a donné le sentiment d’être dépassés, remplacés. Et il est assez facile de manipuler tout cela pour le tirer vers la haine raciale ! En réalité, Trump a sorti l’Amérique de son exceptionnalisme, de cette idée que la démocratie américaine était unique et résiliente. Nous faisons désormais face aux mêmes problèmes que les pays d’Europe ou d’Amérique latine, nous faisons partie du monde. Et Trump, lui, fait bien partie des leaders populistes.

 

En mai, dans un article de The Atlantic, vous avez qualifié les États-Unis d’« État en déliquescence ». Pourquoi un mot aussi fort ?

Je n’utilise pas cette expression au sens littéral, comme cela peut être le cas en Somalie par exemple. Mais l’irruption de la pandémie de Covid-19 a révélé de profondes failles dans la conduite de l’État. Alors que dans tous les autres pays développés l’État assumait une ligne de conduite pour lutter contre le virus, proposait un plan sanitaire – avec plus ou moins de succès et de confiance –, les États-Unis se sont distingués par l’incapacité de leur gouvernement à donner la moindre règle de conduite. Aucune information n’était donnée, rien, comme si tout le monde se moquait des morts qui s’empilaient. Jamais je n’avais vu ça, hormis dans des pays en guerre comme l’Irak ou l’Afghanistan. Et cet échec est directement imputable à Trump. Il n’a pas l’excuse de la mondialisation ou de la démographie pour expliquer la déroute sanitaire du pays. Et jamais il n’a affiché la moindre compassion envers les victimes de cette épidémie.

 

Le pays a été frappé de plein fouet par le Covid-19, avec plus de 200 000 morts aujourd’hui. Quel effet a eu la pandémie sur la campagne électorale ?

Cette année 2020 est horrible, pour tout le monde. Mais la seule lumière dans ces ténèbres, c’est que Trump a été si désastreux depuis le début de l’épidémie que celle-ci a offert à Biden une chance de l’emporter. Sans épidémie, Trump allait vers une victoire assurée – l’économie était en bonne santé, le cœur de son électorat le soutenait pleinement, et les républicains modérés ou les indépendants préféraient le voir continuer plutôt que risquer un changement. Mais la débâcle gouvernementale depuis mars, l’impréparation, l’amateurisme et la chute de l’économie ont retiré à Trump le bénéfice du doute dont il pouvait jouir jusqu’alors. Biden va-t-il l’emporter pour autant ? Impossible à dire, l’expérience de 2016 nous a appris à ne pas croire les sondages. Mais il est certain que la pandémie a révélé au grand public américain à quel point Trump était un incapable, doublé d’un égoïste pathologique. Et cela peut faire basculer l’élection.

 

Les démocrates sont-ils aujourd’hui suffisamment unis derrière Biden ?

Ils le sont, non par attachement à Biden, mais par détestation de Trump. Depuis des mois, l’Amérique est en proie à une fébrilité incroyable, entre les fermetures d’écoles, les manifestations et émeutes raciales, les feux qui ravagent les collines et menacent les villes… Il ne se passe plus un jour sans une nouvelle crise. Et cette fièvre, cette impatience de voir les choses changer conduira vers les urnes de nombreuses personnes qui n’auraient peut-être pas voté autrement. Mais je ne sais pas si cela suffira, tant il y a, aussi, un vote Trump caché, prêt à surgir le jour de l’élection.

 

Quelles erreurs doit éviter Biden dans cette dernière ligne droite avant le scrutin ?

Il ne doit pas céder à la complaisance, à l’autosatisfaction. Il doit veiller aussi à ne pas disparaître, comme il le fait parfois. Il doit mettre de côté sa prudence par rapport au coronavirus et mener campagne activement, en Floride, en Pennsylvanie, dans l’Arizona, pour ne pas laisser la scène à Trump. Mais son instinct l’a pour l’instant conduit à mener une bonne campagne, en offrant une figure stable et rassurante. Il n’est pas tombé dans les pièges qui l’attendaient. La semaine dernière, par exemple, le procureur du Kentucky a annoncé qu’il ne poursuivrait pas pour meurtre les policiers responsables de la mort de Breonna Taylor [une infirmière noire de 26 ans tuée par un policier le 13 mars, lors d’une perquisition à son domicile, dans le Kentucky]. Ça a été un choc et une déception pour ceux qui réclamaient justice. Biden, lui, n’a pas dit que l’Amérique était raciste ou que sa justice était partiale. Il a fait part de son chagrin et de sa compassion envers la famille. Il n’a pas cherché à décourager la population, mais au contraire à lui redonner espoir dans la capacité du système à se réformer. Il pense moins à ce que les activistes de gauche veulent qu’il dise qu’à ce que les modérés ne veulent pas qu’il dise. C’est en restant sur cette fine ligne de crête, en tentant d’unifier le pays, qu’il peut l’emporter.

 

Quel impact peut avoir la mort de la juge Ruth Bader Ginsburg sur l’élection ?

C’est un bonus inattendu pour Trump, car elle remobilise certains de ses soutiens conservateurs et évangéliques, en leur rappelant ce que Trump peut leur apporter [une majorité de juges conservateurs à la Cour suprême], quels que soient ses défauts. Mais il a d’autres atouts encore – son omniprésence, ses meetings en dépit du bon sens, ou encore ses fausses rumeurs selon lesquelles les Russes essaieraient de torpiller le vote.

 

Dans ce contexte, le scrutin peut-il encore se dérouler normalement ?

Si vous annoncez dès avant le vote que les résultats seront sujets à débat, vous pouvez être sûrs que cette prophétie s’autoréalisera. Trump essaie de saper la confiance dans le système électoral pour insuffler de la confusion et du chaos. Face à cela, nous devons garder la tête froide et nous rappeler qu’il n’est pas omnipotent. L’élection est vulnérable, certes, mais elle reste ce qu’il y a de mieux à lui opposer.

 

Contrairement à 2016, Trump avance vers ce scrutin sans aucun programme politique défini. À quoi ressemblerait l’Amérique s’il devait entamer un second mandat ?

Ce second mandat lui servirait à deux choses : s’enrichir un peu plus et s’assurer une succession au sein de sa famille. L’Amérique basculerait alors dans le genre de démocratie illibérale qu’on connaît aujourd’hui en Europe de l’Est, au service d’un homme et d’un clan. Les rues seraient prises d’assaut par des manifestations incessantes, souvent violentes, dans une atmosphère de guerre civile latente. Sans oublier un délitement progressif des services de l’État, de la diplomatie, de la justice, de l’administration publique… Trump ne veut pas gouverner. Il veut le pouvoir. C’est un scénario de science-fiction, de cauchemar. Mais nous devons commencer à être lucides sur les extrémités dont lui et sa clique sont capables. Nous ne devons pas paniquer, ce serait une erreur, mais nous ne devons pas non plus nous résigner à la surprise et à la désolation.

 

Les fractures américaines, si larges soient-elles aujourd’hui, peuvent-elles être résorbées dans les années à venir ?

Ce ne sera ni facile ni rapide. Mais la première étape pour que cela arrive, et tant pis si cela va sembler partisan, c’est que le Parti républicain perde, largement, et plusieurs élections de suite, pour que ses membres comprennent que le chemin qu’ils ont choisi est le mauvais et qu’il faut renouer avec une autre idée de l’Amérique. Il y a un extrémisme de gauche actuellement, qu’il ne faut pas nier, mais c’est bien l’extrême droite qui déchire le pays. Le parti démocrate a fait sa révolution culturelle après la guerre de Sécession, pendant laquelle il soutenait l’esclavage. Les républicains devront en faire de même demain. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

 

 

 

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