« L’Amérique profonde, peuplée de gens qui sont souvent fondamentalistes en matière de religion, natalistes sur le plan familial, isolationnistes en politique étrangère et conservateurs en économie, a toujours grondé d’une révolte souterraine contre toutes ces douloureuses manifestations de nos tourments modernes. »

Non, cette citation n’est pas tout droit sortie d’une description de la conjoncture populiste désespérément sombre que nous connaissons en 2020 ; elle a été écrite par l’un des historiens américains les plus importants et visionnaires de l’après-guerre, Richard Hofstadter. Elle est tirée de sa magistrale synthèse sociopolitique, Anti-Intellectualism in American Life, parue en 1963 (et qui lui valut par la suite le prix Pulitzer). L’année 1963 fut la dernière de la présidence tragiquement écourtée de John F. Kennedy. Il vaut la peine de souligner que Hofstadter a écrit ce chef-d’œuvre au lendemain de la période troublée du maccarthysme, et à un moment où – étant donné la tendance qu’avait Kennedy de nommer des intellectuels et des technocrates aux postes clés de son gouvernement – le pouvoir lié au savoir s’était brusquement retrouvé au premier plan de la vie publique américaine.

Mais, comme tout historien futé, conscient de la nature changeante des comportements humains et des thématiques au fondement de notre psyché nationale, Hofstadter comprenait que la méfiance américaine envers l’intelligence et la pensée subtile était profondément ancrée dans notre culture. Ce qui fait du même coup de la vie américaine une gigantesque contradiction. Nos universités sont sans doute parmi les meilleures au monde. Nos réussites en matière de sciences et de technologie demeurent exceptionnelles. Notre extraordinaire littérature nationale va de pair avec notre considérable contribution culturelle aux domaines de la musique, du cinéma, de la dance et des arts populaires. Nous sommes une nation résolument intelligente, innovante, tournée vers l’avenir… mais où, pourtant, plus de 70 % de la population croit sérieusement en Dieu et 48 % de ces pratiquants croient également aux anges. Pas étonnant que nombre de mes concitoyens rejettent encore la théorie de l’évolution et veuillent faire interdire l’enseignement du darwinisme à l’école.

Aussi, quand les 20 % d’Américains intellectuellement agiles se réunissent aujourd’hui, nous éprouvons – de plus en plus – le sentiment que nous sommes en train d’être dépassés ; qu’en cette période désespérément sombre, nous sommes tout simplement en infériorité numérique (et que l’élection d’Obama n’était qu’un coup de chance qui n’est pas près de se reproduire).

La guerre culturelle créée par Nixon pour gagner l’élection présidentielle de 1968 – son discours sur une prétendue majorité silencieuse de « vrais Américains » face aux élites des deux côtes, avec leurs idées progressistes – continue non seulement à faire rage à l’ère de Donald Trump, mais sa véhémence est encore plus féroce. En 1980, Reagan remporta la course à la Maison-Blanche sur la base d’un programme qui, en gros, renversait tout ce qu’il restait des politiques socialistes du New Deal de Roosevelt, et jouait sur la nostalgie d’une Amérique chrétienne blanche qui (comme nous étions nombreux à le penser après le tumulte des deux décennies précédentes) avait tiré ses derniers feux.

Combien nous nous trompions sur ce point ! Cette guerre culturelle a, au contraire, permis de rassembler trois composantes puissantes – la peur éprouvée par l’homme blanc d’une émasculation sociale, la crainte évangélique de la laïcité et la soumission de toutes les facettes de la société à une logique d’entreprise – pour former un rempart extrêmement efficace contre la social-démocratie multiculturelle, progressiste et inclusive prônée par le Parti démocrate… lequel dépend encore très largement de Wall Street pour son financement. Voilà pourquoi Bernie Sanders – qui, dans un contexte européen, serait placé au centre gauche de l’échiquier politique – est présenté par les médias du groupe Murdoch comme un socialiste fanatique. Voilà pourquoi Fox News et d’autres porte-voix, façon Pravda, du très blanc et très à droite Parti républicain ont réussi (avec l’aide d’habiles stratèges) à convaincre la frange la plus miséreuse et la moins éduquée de la classe populaire blanche chrétienne de voter contre ses propres intérêts en soutenant une série de présidents (Reagan, les deux Bush, et maintenant le très mussolinien Trump) dont les politiques ont non seulement sapé la grande classe moyenne américaine d’autrefois, mais ont aussi produit un nouvel âge d’or pour les ploutocrates à qui tout appartient désormais.

Pourtant, dans le monde selon Trump et Fox News, ce sont les « élites de la côte Est » et les « Californiens intégrationnistes et gay-friendly » qui nuisent à la prétendue « grandeur » de l’Amérique. Et ce qui est choquant dans cette vision simpliste avec, d’un côté, « nous, les vrais Américains » et, de l’autre, « eux, les snobs », c’est qu’elle semble parfaitement convenir à environ 45 % de la population. Or, grâce au tripatouillage des circonscriptions électorales, à la fraude et aux complications qui découragent les gens de voter (notamment les Afro-Américains et autres minorités), un parti minoritaire dont la base se trouve en dehors des foyers économiques et culturels des deux côtes en est arrivé à remodeler le pays selon son point de vue étriqué et fondamentaliste.

J’écris ces lignes alors que nous nous apprêtons à entrer dans le septième mois de notre cauchemar pandémique. Dire que le gouvernement Trump s’est montré inefficace et coupable de graves erreurs de gestion pendant cette crise du Covid-19 serait un euphémisme. J’écris aussi ces lignes au moment où une énième femme accuse le président d’agression sexuelle. Pourtant, la droite chrétienne refuse de condamner publiquement sa misogynie et ses graves écarts de conduite, car elle voit en lui un cheval de Troie, qui est effectivement en train de transformer la Cour suprême en think tank ultraconservateur et qui fera sans nul doute avancer son projet tant désiré d’interdiction de l’avortement, voire de la contraception, lors d’un second mandat (une sinistre perspective qui me semble, hélas, beaucoup plus probable que nombre de mes amis de gauche ne veulent bien l’admettre).

Dans l’Amérique de Donald Trump, non seulement le méchant s’en sort, mais en plus c’est lui qui gagne. Et nous, le peuple, sommes complices d’avoir laissé Trump refaçonner notre morale nationale et d’avoir porté au pouvoir un totalitarisme ploutocratique.

Comme tous les pays qui, par le passé, ont laissé s’installer la dictature (et s’il gagne une seconde fois, le démantèlement de nos institutions démocratiques ne fera que s’accélérer), nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes. Avec Donald Trump, nous nous sommes tiré un chargeur de mitraillette dans le pied… et nous avons pris deux fois le temps de recharger. 

Traduit de l’anglais par JULIE SIBONY

 

 

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