Coucy-le-Château-Auffrique (Aisne). Un an, quatre saisons. Le temps d’un semis, d’une récolte, le temps d’apprendre à traire des chèvres et à faire du fromage, de prendre soin des plantes et de soi. Le temps, surtout, que la greffe prenne pour mieux repartir et se parer pour la liberté. Telle est l’ambition de la Ferme de Moyembrie. Une ferme qui accueille chaque année une quarantaine d’apprentis agriculteurs sous écrou. Des hommes en fin de peine, qui ont fait le choix de participer à cette initiative de réinsertion par le travail, pionnière en France.

« J’ai embrassé un arbre »

Le chemin qui mène aux terres de Moyembrie traverse le petit bourg de Coucy-le-Château-Auffrique, dominé par les vestiges de son château médiéval. Ici, les détenus sont appelés résidents. Le passé de chacun est déposé à l’entrée de la ferme et n’en franchit pas le seuil. Rien ne laisse transparaître tout ce qui se joue en son sein, ni son lot d’émotions à fleur de peau, ni les espoirs d’une dizaine d’hommes que l’on peut apercevoir bêcher le champ de chicorées qui deviendront les endives de l’hiver.

Il n’y a aucune barrière à l’entrée du domaine, rien qu’un portail tombé en désuétude et constamment ouvert, et la forêt à perte de vue. Pourquoi alors ne pas s’enfuir ? Peut-être pour honorer la confiance que huit encadrants et les fondateurs de la ferme – aujourd’hui décédés – offrent aux résidents et la chance de réapprendre à vivre par le travail agricole en communauté.

Après vingt-deux ans de détention cumulés et de multiples récidives, Patrice, 53 ans, a appris l’emprésurage. Depuis son arrivée en avril dernier, il est devenu expert dans la réalisation des tommes de chèvre. Le niveau est élevé, le fromage produit ici est multirécompensé pour sa qualité et Patrice compte bien maintenir le cap. « En quelques mois à la ferme, je me suis créé plus de souvenirs que pendant toute ma vie au ballon [la prison, en argot]. Je croyais être un ours, je l’ai été pendant des années, et puis ici je me suis découvert différent. » Si ces vingt-deux années de détention ont laissé un flou béant et obscur dans l’esprit de Patrice, le souvenir de son jour d’essai à Moyembrie, lui, est limpide. « C’était en février, il neigeait, ça m’a fait une drôle d’impression. Ce que j’ai remarqué en premier, c’est la forêt. Les arbres, la nature. C’est ce qui m’a manqué le plus en prison. Pendant cinq ans, je n’ai vu que du béton et des grilles. Alors la première chose que j’ai faite, c’est embrasser un arbre. »

Le champ des possibles

« Les gars, ce matin, il faudrait qu’on récolte les endives dans le champ, elles sont vraiment en train de monter. Il faudra attendre un autre créneau météo pour continuer les autres récoltes », explique Simon Yverneau, encadrant maraîcher. Un début de journée ordinaire dans un lieu singulier.

Les oiseaux piaillent fort en ce matin d’octobre, comme s’ils n’avaient pas vu l’automne s’installer doucement sur les vingt-quatre hectares que compte le domaine. Un voile gris, dense et humide, surplombe l’exploitation, les arbres se parent de reflets mordorés. Pourtant, rien ne saurait ternir l’enthousiasme de Jérémy*, 30 ans, fraîchement débarqué : « Après toutes ces années gâchées, ici, c’est l’école de la dernière chance, c’est ma bouffée d’oxygène », lâche-t-il dans un soupir. « J’adore les fleurs, je veux apprendre l’horticulture, c’est mon projet », annonce-t-il fièrement. Et d’ajouter, pris dans son élan : « Avant, je faisais pousser de la beuh, j’ai la main verte de malade ! » Il baisse les yeux d’en avoir trop dit, comme un gosse pris sur le fait. Condamné à quatre ans d’emprisonnement dans un centre pénitentiaire de l’Aisne, Jérémy a dû faire part de ses motivations à son conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP), puis contacter la ferme par courrier pour expliquer ses intentions et enfin convaincre la juge d’application des peines (JAP) afin de bénéficier d’une permission exceptionnelle pour une journée de découverte. L’essai est concluant. L’aménagement de sa fin de peine en placement extérieur est accordé. Ainsi, Jérémy s’apprête à passer sa dernière année de condamnation à l’air libre. Sans grilles, sans barreaux, sans matons. Entourés de champs cultivés, de serres bien entretenues, de deux cents poules pondeuses et d’un cheptel de quarante chèvres, aux côtés de huit encadrants, une poignée de travailleurs en réinsertion et dix-neuf autres résidents, comme lui. Ainsi va la vie à Moyembrie.

La terre pour adoucir la peine

Réapprendre à vivre ensemble en creusant la terre à pleines mains et voir l’horizon s’ouvrir pour « remettre les hommes debout », tel est le socle sur lequel s’est bâtie la ferme. En 1990, Jacques et Geneviève Pluvinage, ingénieurs agronomes à la retraite, achètent vingt-quatre hectares de terre à Coucy-le-Château-Auffrique, une petite commune de l’Aisne. Tous deux ont pour objectif « de vivre du travail de la terre, avec des personnes en difficulté, qui cherchent un lieu où habiter ». À l’époque, Jacques est visiteur de prison et commence à accueillir des personnes rencontrées en détention qui ne savent pas où aller à leur sortie. Dix ans plus tard, un juge d’application des peines découvre la ferme et propose de leur confier des personnes détenues sous le régime du « placement extérieur ».

Au fil des ans, le projet de la ferme se professionnalise et prend de l’ampleur, développe des activités d’élevage et de maraîchage. Elle devient une association, puis signe ses premières conventions avec les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP). Elle reçoit en 2007 le label Agriculture biologique et sert aujourd’hui plus de cent vingt paniers de fruits et légumes à six Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) créées autour de son activité. La ferme rejoint le mouvement Emmaüs France en 2009. Depuis 2000, près de cinq cents personnes ont été accueillies.

Libre et condamné

Moyembrie est, en France, l’un des premiers modèles de réinsertion par le travail dans lequel des détenus, en fin de peine uniquement, travaillent et vivent en collectivité. C’est une initiative ambitieuse qui valorise le placement extérieur comme une alternative à la prison. La ferme se veut une passerelle entre la détention et le retour à la vie civile, offrant à la fois un lieu de vie, la redécouverte du travail par la terre ainsi qu’un solide et bienveillant accompagnement. Une alternative vertueuse en lieu et place d’une sortie sèche (c’est-à-dire sans aménagement de peine), souvent violente pour les détenus.

Ici, les résidents réapprennent le vivre-ensemble, acquièrent des compétences agricoles, le respect des horaires d’un travail pour lequel ils sont rémunérés un peu plus de 700 euros par mois pour vingt heures par semaine, la gestion d’un budget. Car Moyembrie doit servir de tremplin à la construction d’un projet de vie à leur levée d’écrou.

La sortie, pour Manu, c’est dans deux jours. Le grand saut. Le grand bain. La liberté, fragile et déroutante, au bout du chemin. Silhouette longiligne, le crâne rasé, une casquette vissée sur la tête, il arrache les plants de chicorée et remplit le palox, puis marque une pause. « C’est extraordinaire. Quand j’y pense, je suis à la limite de l’évanouissement. » Ses yeux trahissent une émotion que sa voix ne laisse transparaître. Ses doigts, virtuoses en roulement de cigarettes, dansent entre le papier et le tabac. Fou de musique, adepte du punk, à la ferme, il a pu composer et même enregistrer ses chansons « À quelque chose malheur est bon. En prison, on ne vit que dans sa tête, alors j’ai appris la musique. » Son expérience à Moyembrie, à quelques heures de recouvrer la liberté, il la résume en une phrase que même le bruit du moteur du tracteur qui le frôle ne saurait étouffer : « J’étais désespéré de l’humain et puis ici j’ai rencontré des personnes de cœur. J’avais oublié, je n’avais plus aucun espoir. C’est ce que je retiens. »

La clé des champs

Le placement extérieur comme alternative à la prison reste la mesure pénale la moins prononcée en France. Les chiffres de l’Observatoire international des prisons (OIP) montrent également que le coût d’une journée de placement extérieur, comme à Moyembrie, s’élève à 33 euros environ, trois fois moins que le coût d’une journée en détention. Lara Vedovelli, encadrante, en lien direct avec le JAP pour toutes les questions relatives aux peines et permissions des résidents, déplore le faible recours à ce dispositif : « Au 1er février 2019, sur 70 650 détenus recensés, seuls 0,8 % bénéficient de cette alternative qui a pourtant prouvé son efficacité, notamment en termes de taux de récidive, comparée aux sorties sèches. »

Pour autant, la ferme de Moyembrie trace un sillon fertile et prometteur. Grâce à la ténacité de Samuel Gautier, bénévole pendant deux ans et convaincu de l’efficacité de ce modèle de réinsertion, une deuxième ferme a vu le jour en 2018, à Lespinassière dans l’Aude. 

 

*Certains prénoms ont été modifiés selon le souhait des personnes interviewées.

 

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