Que vous a inspiré le film Au nom de la terre d’Édouard Bergeon, qui raconte le suicide de son père paysan ?

C’est un film très vrai. Il fait le récit du drame de l’agriculture industrielle. Son véritable sujet, ce sont les techniciens agricoles qui conseillent des modèles de développement à des agriculteurs qui peinent déjà à joindre les deux bouts. Mais ce ne sont ni les conseillers ni le Crédit agricole qui remboursent – ou essaient de le faire !

Pour s’en sortir, le héros est poussé à investir dans un poulailler industriel. Un exemple parlant ?

Oui ! 14 milliards d’œufs sont produits par 46 millions de poules chaque année en France. Chaque Français en mange 220 par an, les Parisiens, à eux seuls, 1,2 million par jour ! Autrement dit, il s’est creusé un immense fossé entre les 440 000 paysans qui produisent cette immense quantité d’aliments et ceux qui la consomment. Ces derniers sont dans un mythe campagnard, celui des résidences secondaires, des souvenirs de vacances et du rêve de quitter la ville pour habiter la campagne, les villages, les petites villes. Et ils le font par dizaines de milliers chaque année. Les métropoles créent de l’emploi et de la richesse (61 % du PIB) mais pas le désir d’y vivre, même si on a fait des efforts énormes de renaturation (vélos, jardins, Paris plage…) et qu’un discours sur les forêts urbaines, les fermes urbaines se développe. Ces signes qu’on s’intéresse de nouveau à la nature en ville sont positifs, sauf s’ils s’accompagnent d’un imaginaire de la cité qui ferait sécession avec les paysans ! Un modèle totalement absurde. Sur un plan pratique, pour produire les 6 millions d’œufs que la région Île-de-France consomme quotidiennement, il faudrait y accueillir 8 millions de poules…

Avec moins de 100 000 entrées, Paris a boudé la sortie du film d’Édouard Bergeon. Dans les campagnes en revanche, on atteint presque 1,5 million de spectateurs. Que nous dit ce fossé entre Pari et la province ?

Dans un livre écrit avec Bertrand Hervieu [Au bonheur des campagnes, L’Aube, 2010], nous avions observé des urbains qui rêvent de la campagne et des paysans qui rêvent du départ de leurs enfants vers la ville. Nous sommes dans une société où il n’existe plus d’imaginaire commun du rapport au territoire, à la ville, à la nourriture, à l’écologie ou à la production d’énergie. Depuis cinquante ans, face à un exode paysan intensif vers la ville, le modèle majeur de logement qui s’est imposé est celui de la maison à la campagne, souvent en lotissement proche de la ville. La ville s’est « répandue » dans les villages où, désormais, les agriculteurs ne représentent que 5 à 10 % de la population. S’ils restent les acteurs majeurs de l’espace – ils détiennent 53 % du sol sans compter les forêts –, le territoire agraire n’est plus compact. Il est entremêlé de ronds-points, de lotissements ou de voies rapides. Nous sommes entrés dans une société de voisinage où se côtoient des modèles culturels et des pratiques extrêmement différents. Or aucune réflexion n’est menée sur ce que cette société a en commun ni sur un projet politique qui rassemble.

La presse fait régulièrement état de conflits d’usage dans les campagnes, tandis que le métier d’agriculteur est décrié dans l’opinion publique. Quelles sont les causes de cet « agribashing » ?

Les conflits sont principalement liés à des questions écologiques ou de vivre-ensemble. L’écho que ces derniers faits peuvent trouver dans les médias (parisiens !) est disproportionné au vu de l’ampleur véritable de la situation. C’est le cas du coq Maurice de l’île d’Oléron, qui a défrayé la chronique. Il ne s’agit pas d’un conflit, comme on a pu le penser, entre anciens et nouveaux habitants des campagnes. Ce sont des fils de paysans partis travailler à Paris et qui, revenant pour leurs vacances sur l’île, ont voulu faire taire le coq de nouveaux arrivants. Ce conflit est néanmoins représentatif de l’aspiration des urbains à fuir le bruit et la pollution des villes pour trouver refuge dans la beauté et le silence, fantasmés ou réels, des campagnes.

Parfois – rarement –, les conflits nécessitent une décision de justice. Dans les Alpes, un abreuvoir a été déplacé de 200 mètres. Les vaches, cloches au cou, réveillaient les habitants au milieu de la nuit. Les paysans ont gardé l’idée que les campagnes leur appartiennent mais des millions de Français s’y sont (ré)installés ou y passent désormais leurs vacances. La majorité des ouvriers y vivent et y travaillent. La campagne doit donc devenir un lieu de négociation entre des pratiques qui sont toutes légitimes. Dans les zones de rosé de Provence, les nouvelles techniques agricoles nécessitent un travail de nuit. Les vendanges se font entre minuit et 6 heures du matin pour obtenir un rosé très blanc et fruité, plus naturel. Il n’est pas question de limiter l’innovation technologique, mais il est nécessaire de discuter avec les riverains.

Comment s’entendre pour cohabiter ?

La France a connu trois grands modèles qui ont su faire du commun dans la République. Le modèle de 1789 a réparti les terres de la noblesse et du clergé parmi les paysans. Le modèle de Jules Ferry, en 1870, en réaction aux révolutions ouvrières successives, a enraciné la République dans les campagnes à travers 36 000 communes et 500 000 élus locaux. À la fin du XIXe siècle, la France est le seul pays à avoir construit le modèle démocratique républicain sur la paysannerie. Vichy a hérité des paysans républicains, soldats et chefs de famille à la tête de petites exploitations très nombreuses et pauvres à qui avait été promis que la République resterait rurale. Or, au recensement de 1930, pour la première fois, le pays compte une majorité d’urbains. En 1940, avec le fameux « La terre ne ment pas », l’État français récupère un certain nombre de ces valeurs et organise des retours à la terre. Pétain et son régime seront dès leurs débuts soutenus par les « chemises vertes » [les Comités de défense paysanne fondés en 1927].

En 1958, le gaullisme – plutôt issu des villes et des maquis des collines – bouscule la question agricole. Edgard Pisani dénonce la pauvreté paysanne inacceptable pour la République. Le gouvernement bouleverse le mode de vie des campagnes. Le mouvement des jeunes femmes catholiques porte alors la révolution verte parce qu’on leur a promis l’eau courante, l’électricité, les toilettes dans la maison… On parle – ce qui serait aujourd’hui impossible à entendre – du « pétrole vert de la France ». Et, en l’espace d’une génération, on passe de 3 millions à 440 000 fermes. Aucun métier n’a connu une telle destruction des structures familiales. Les vieilles fermes sont vendues à des touristes qui y vivent un mois par an ou à des navetteurs tandis que les paysans s’installent à côté, dans des maisons Phénix avec un grand hangar. La souffrance symbolique est visible, inscrite dans le paysage.

Une autre raison de l’« agribashing » n’est-elle pas la dégradation de l’environnement couplée aux risques que représentent pour la santé certains produits alimentaires ?

Bien sûr, oui, en droite ligne de la révolution industrielle orchestrée par Pisani avec l’usage de la biochimie et de la mécanique. Ce modèle a permis de produire nos 14 milliards d’œufs avec nos 46 millions de poules encadrées par très peu de paysans, et cela est vrai dans tous les secteurs et pour pas cher. Ce nouveau modèle a participé à l’augmentation de 15 à 20 ans de l’espérance de vie en France. Nous avons aussi pu nous nourrir en étant indépendants des grands pays producteurs et en laissant les colonies s’émanciper. Les problèmes concernant la qualité de l’alimentation sont incontestables mais globalement la situation s’est améliorée et notre indépendance a été assurée.

Ce modèle du « toujours plus » (hectares, matériels, intrants, emprunts) est confronté maintenant à la révolution écologique, qui monte à partir des villes. Nous sommes à un tournant de civilisation car nous avons pris conscience que nous étions en train de détruire la nature et nous avec. La société se révolte, à raison.

Les agriculteurs restent-ils passifs face à ces enjeux ?

Pas du tout. 20 % des fermes sont passées au bio, l’agriculture de proximité se développe autour de la vente directe, y compris avec ChronopostFood qui permet déjà aux producteurs de livrer leurs poulets en ville. Le modèle des fermes qui fournissent directement les cantines scolaires se développe, comme à Mouans-Sartoux. 32 % des poules ne sont pas élevées en cage… Cela permet d’espérer que bientôt, tous les œufs que nous consommons directement seront produits dans des conditions respectant la vie animale. Beaucoup d’agriculteurs, bio ou non, bouleversent leurs pratiques de travail. Mais le monde paysan a été la classe dominante jusqu’aux années 1950, époque où il produisait plus de rente que l’industrie. Il a encore du mal à s’adapter à son statut de minorité, à discuter, négocier, mais aussi à se faire respecter, en particulier de la grande distribution. Et à acquérir de nouveaux savoirs écologiques, commerciaux et numériques. Son adaptation n’est pas assez rapide.

Comment les exploitants peuvent-ils s’en sortir face à cette injonction contradictoire : produire massivement dans le respect de la nature ?

Le candidat Macron avait promis qu’il investirait 5 milliards d’euros pour accélérer la mutation de l’agriculture. Il n’en faut pas moins pour une filière où les investissements dans les équipements se font sur trente ou quarante ans. Comment financer un changement en cours de route ? Un paysan est un individu seul dans son entreprise. Parfois, ils travaillent à deux, mais en général le conjoint, surtout dans les couples jeunes, a un emploi à l’extérieur pour ramener un revenu. La question est : qui est prêt à payer pour la mutation plus rapide vers une agriculture plus écologique ? L’Europe ? L’État ? Les clients ? La plupart des fermes ne peuvent plus investir.

Comment pouvons-nous aider les agriculteurs, puisque nous avons besoin d’eux ?

Je pense que l’agriculture – avec la science et l’art – est l’avenir de l’humanité, car c’est par définition un métier du renouvelable qui travaille avec le sol, le vent, le soleil, l’eau et les savoirs locaux. Elle seule permet de garantir à nos enfants que nous serons, ici, capables de nous nourrir, de produire de l’énergie, de s’habiller et de capter le carbone dans les siècles à venir. Là est notre futur commun. Mais nous avons besoin d’un message politique fort de la mutation de l’agriculture et de la sanctuarisation des sols arables dans une France écologique et démocratique. Aucun successeur de Pisani n’a su porter les réponses qu’exigeait notre époque. Quel ministre propose une pensée de la nouvelle place de l’agriculture dans nos territoires et notre société, où l’écologie reste très urbaine ? Nous sommes face à la question de la renaturation des villes et de la réhumanisation des campagnes autour d’un nouveau commun à construire. 

 

Propos recueillis par NICOLAS BOVE et ÉRIC FOTTORINO

 

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