Bouseux, culs-terreux, péquenauds dont les enfants rougiront toute leur vie, trente-six métiers trente-six misères… On pourrait continuer longtemps la litanie des préjugés frappant ces damnés de la terre que sont les paysans. La fracture entre rats des villes et rats des champs n’a cessé de se creuser autour de malentendus qui perdurent. D’un côté, des petites structures familiales agrandies et modernisées à marche forcée, à coups d’engrais, de gros tracteurs 4 × 4 et de crédits qu’on leur promettait indolores, sans dire trop fort que les conseilleurs ne sont pas les payeurs. De l’autre côté, des dizaines de millions de consommateurs qui veulent manger sain et pas cher, comme si la qualité ne coûtait pas un certain prix. Des urbains qui aspirent à devenir ruraux sans les nuisances de l’activité agricole – bruits et odeurs, cloches et sabots des vaches, épandages de lisier ou de fumier à travers champs. Conflit d’usage entre herbes grasses et grasses matinées.

La sortie du film Au nom de la terre, du réalisateur et fils d’agriculteur Édouard Bergeon, illustre très justement le fossé entre les deux France. Les Parisiens sont restés chez eux et l’histoire de ce père acculé au suicide – incarné par un Guillaume Canet habité –, faute de spectateurs, n’est plus visible que dans cinq salles de la capitale sur les cinq cents qui le projettent à travers le pays. Ailleurs, dans le Grand-Ouest notamment, les gens ont accouru par centaines de milliers, ayant perçu à l’écho du film qu’ils s’y verraient comme dans un miroir fidèle et cruel. Le sociologue Jean Viard, dans le grand entretien du 1, rappelle ce qu’on ignore trop souvent : « À la fin du xixe siècle, dit-il, la France est le seul pays à avoir construit le modèle démocratique républicain sur la paysannerie. Le modèle de Jules Ferry, en réaction aux révolutions successives, a enraciné la République dans les campagnes à travers 36 000 communes et 500 000 élus locaux pour contenir les révoltes ouvrières. »

Ce qui se joue dans ce qu’on nomme bizarrement l’« agribashing » – disons plutôt ce haro sur les paysans –, c’est la tension entre deux imaginaires : celui d’un monde rural aseptisé, calme et joli comme une carte postale ; et celui d’une usine sans toit (bien que les bâtiments aient fini par pulluler) incarnant une agriculture moderne aux exigences parfois inhumaines. Un métier vécu douloureusement par des hommes et des femmes se battant dos au mur face à des marchés contraires et à une opinion les traitant de pollueurs ennemis de la santé publique. Pour une classe sociale longtemps dominante, la couleuvre est dure à avaler. Et les solutions de sauvetage restent ténues. Elles passent par un désendettement massif et par une mobilisation citoyenne des consommateurs. Autant dire que ce n’est pas demain la veille. 

 

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