Lorsque dans quelques années, les historiens se pencheront sur la période étrange et dramatique que la France traverse depuis 2015, ils ne pourront manquer de s’attarder sur l’atmosphère électrique, crépusculaire, atrabilaire qui caractérise notre époque. L’insécurité sanitaire, sociale, terroriste qui traverse le pays est chaque jour aggravée par un climat délétère, fait de rancœur, d’acrimonie et d’invectives. Nos voisins sont ébahis par la violence de notre débat public, alors même que l’Allemagne ou la Grande-Bretagne sont confrontées à des problèmes identiques sans souffrir des mêmes travers.

Une sale ambiance domine les médias, à commencer par les chaînes d’information en continu qui se repaissent des drames que nous connaissons et nous les font revivre ad nauseam, tandis que les éditorialistes en chambre et les experts autoproclamés en tout jettent des torrents d’huile sur le feu du haut de leur chaire de pacotille. Une mentalité de guerre civile est alimentée par la boue des réseaux sociaux, où, sous couvert de liberté d’expression, tous les délires sont permis : racisme crasse, complotisme, antisémitisme, islamophobie. La violence, la rage et la frustration s’y mêlent à la bêtise, rendant leur fréquentation de plus en plus insupportable. La ligne de défense des semeurs de discorde télévisuels ou virtuels était jusqu’à présent la prétendue innocuité de leurs attaques dans le monde réel. On sait maintenant que cet argument relève de la mystification : les réseaux sociaux tuent, et plus seulement symboliquement.

Sale ambiance, ce pays où les identitaires de tous bords comptent les points et nous imposent quotidiennement leurs thématiques. Les religieux qui trouvent qu’on ne devrait pas blasphémer, les racistes qui pensent qu’on « est plus chez nous », les laïcards obsédés par la liberté d’expression, les défenseurs du multiculturalisme et les identitaires d’extrême droite qui s’étripent sans plus laisser d’espace à une pensée nuancée.

De polémiques en attentats, tout est placé sur le même plan et s’inscrit dans la même logique : celle d’un affrontement qu’on nous impose entre la République et l’islamisme, dont les uns se plaisent à laisser penser qu’il sommeillerait dans tout musulman, tandis que les autres refusent de voir que des problèmes d’acceptation de valeurs communes existent bel et bien dans une partie de la population.

Et pendant ce temps, les monstres sont de sortie. Les (faux) prophètes de l’apocalypse de tous bords, qui encouragent la violence en créant les conditions de la cacophonie intellectuelle et politique généralisée ; ceux qui tirent les ficelles de la radicalisation djihadiste sur le dark web ; et les zombis fanatisés qui blessent et tuent « en vrai », simples pions d’un jeu qui leur échappe et pour qui la mort est l’unique horizon.

L’œuf ou la poule ? Il devient impossible de savoir si cette sale ambiance est responsable de la situation sécuritaire, ou si c’est le contraire. Elle dit surtout la lassitude qui monte dans la population française épuisée par ces conflits, et prête à tout pour les stopper, y compris à s’abandonner à un pouvoir autoritaire. Et on ne peut s’empêcher de repenser aux mots du philosophe Claude Lefort évoquant la fragilité intrinsèque de la démocratie : « Quand l’insécurité des individus s’accroît […], quand le conflit entre les classes et les groupes ne trouve plus sa résolution symbolique dans la sphère politique, quand le pouvoir paraît déchoir au plan du réel […] et que du même coup la société se fait voir comme morcelée, alors se développe le fantasme du peuple-Un, d’un corps social soudé par sa tête, d’un pouvoir incarnateur, d’un État délivré de la division. » En est-on si loin ? 

Vous avez aimé ? Partagez-le !