Après le drame de Conflans, le terrorisme va-t-il de nouveau être perçu comme une grave menace pour notre société ?

Une tendance, mesurée par l’Ifop, s’est dégagée depuis le milieu de l’année 2017 : celle d’une relativisation de la menace terroriste par nos concitoyens. Ils la jugent élevée, mais sont moins nombreux à la juger très élevée. Pourtant les attentats se sont accumulés, depuis l’égorgement d’une jeune fille à Marseille (octobre 2017), la prise d’otages de Trèbes avec la mort du colonel Beltrame (mars 2018), l’attaque au couteau par un jeune Tchétchène, déjà, dans le quartier de l’Opéra à Paris (une victime, mai 2018), puis l’attaque du marché de Noël à Strasbourg (cinq victimes, décembre 2018). En octobre 2017, au moment de l’attaque de la gare de Marseille, 50 % des sondés jugent cette menace très élevée. Un Français sur deux, c’est le niveau observé depuis les attentats de 2015. En mai 2018, après l’attaque près de l’Opéra, on est tombé à 37 %. Tout début septembre, avant l’attaque devant les anciens locaux de Charlie, seuls 16 % des Français émettaient ce jugement.

Est-ce parce que le Covid avait chassé des esprits les actes terroristes ?

Non, je ne pense pas. Pendant le confinement, ce front n’était pas resté calme : il y avait eu en particulier l’attaque de Romans-sur-Isère du 20 avril (deux victimes). On observait pourtant une certaine décrue du sentiment de menace dans l’opinion publique. Je l’analysais comme une volonté plus ou moins inconsciente de refermer cette parenthèse. Après les années terribles 2015-2017, les Français voulaient faire comme si c’était derrière eux, même si on assistait à des remontées de fièvre comme au moment de l’attaque de la préfecture de police de Paris (4 victimes, octobre 2019), lors de laquelle le cœur du système policier fut symboliquement touché.

Ce qui s’est passé à Conflans va-t-il créer un électrochoc dans l’opinion ?

Compte tenu de la symbolique très lourde, ce sera sans doute le cas. Il faudra alors se demander : s’agit-il d’un changement brutal d’état d’esprit ou, comme après l’attentat à la préfecture de police, d’une conscientisation accrue mais passagère ? Deux options s’offrent au pays : soit on considère ensemble que nous sommes face à une menace existentielle pour notre société qui nécessite une mobilisation tous azimuts, et plus encore de tout l’appareil d’État ; soit on considère que cela fait partie des péripéties d’une société archipellisée. Un peu comme le Covid, il faudrait apprendre à vivre avec, tout en condamnant ces attaques, en se mobilisant contre, en donnant les moyens nécessaires aux forces de sécurité. Mais le risque zéro n’existant pas, la société étant fragmentée, et sachant que nous refusons de pratiquer l’amalgame ou de jeter de l’huile sur le feu, il faudrait s’en tenir à ce que nous avons fait jusqu’à présent et accepter de manière résignée de subir d’autres attaques.

Derrière le fait qu’on relativise la menace, il y a en réalité un mécanisme psychologique : une accoutumance, l’idée d’accepter de s’habituer, de se résigner.

Un pas supplémentaire a-t-il été franchi dans l’horreur ?

Je rappelle qu’en 2012, Mohammed Merah tua dans une école un professeur et des enfants juifs, parce que juifs, en les attrapant par les cheveux et en les abattant les uns après les autres. Non loin de Conflans, à Magnanville, nous avons vu l’égorgement d’un couple de policiers sous les yeux de leur enfant (juin 2016). Égorgés parce que policiers. Puis, après Charlie et le Bataclan, il y a eu l’égorgement du père Hamel (juillet 2016), mort après avoir reçu dix-huit coups de couteau. En matière de barrières symboliques dans l’horreur, on a déjà été très loin. Bien sûr, l’école, c’est la République qui est touchée. On va assister à une mobilisation nationale, qui n’a pas eu lieu pour les policiers de Magnanville. Pour autant, tout se passe comme si, dans ses profondeurs, la société française, pour le meilleur et pour le pire, s’était habituée par résignation et fatalisme.

Pour le meilleur et pour le pire ?

Quand je dis pour le meilleur, c’est que sauf quelques attaques contre des mosquées après le Bataclan, il n’y a eu, heureusement, quasi pas de représailles. Certains diront par couardise ou mollesse, d’autres par lucidité et sens des responsabilités de nos concitoyens. Pour le pire : on observe une sorte d’acceptation résignée, d’où les cris d’alarme lancés par les survivants de Charlie, pour qui les terroristes ont gagné – après avoir republié les caricatures de Mahomet, ils ont ainsi déploré s’être sentis très seuls, eux qui vivent sous protection policière. Maintenant, on attaque un autre pilier, l’école, avec une peur déjà préexistante dans les salles des profs et qui va encore se diffuser.

Cette peur n’est pas nouvelle ?

Non. Je m’appuie sur une l’enquête Ifop de 2018 pour le CNAL, (Comité national d’action laïque) mesurant les atteintes à la laïcité constatées par un échantillon d’enseignants dans l’exercice de leurs fonctions. Un colloque récent à la Sorbonne sur ce thème faisait état de rapports administratifs émanant de l’Éducation nationale qui recensaient 900 remontées de cas de tensions et d’atteintes à la laïcité dans des établissements. Ce chiffre est minoré. Beaucoup m’ont dit : on sait comment ça marche dans l’énorme machine de l’Éducation nationale, avec l’autocensure à tous les étages. Dans notre enquête de 2018 réalisée par Internet, sans censure pour les sondés, ni malaise lié au fait d’être interrogés par des représentants de leur propre administration, on a constaté que 37 % des enseignants reconnaissaient avoir pratiqué une forme d’autocensure lors de certains enseignements pour éviter des incidents. Un gros tiers. Le taux montait à 53 % parmi les enseignants en REP (réseaux d’éducation prioritaire). Cette peur existait déjà, mais par souci d’éviter des tensions dans leur établissement, par crainte pour leur intégrité physique, par crainte aussi des répercussions pour leur administration si des plaintes de parents arrivaient, beaucoup de profs se sont censurés.

J’ajoute que je suis lassé par cette rhétorique qui survient avec ces drames. On nous dit à chaque fois : la République ne cédera plus un pouce de terrain. Ceux qui prononcent ces paroles sont entourés d’officiers de sécurité puis retournent le soir dans le VIIe arrondissement. Ceux qui restent au contact de la vraie vie sont en première ligne sans véritable protection. Il faut que ces discours soient tenus au plus haut niveau, et le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, l’a fait en disant : « Notre religion n’est pas celle de la peur. » Mais je crains que si une minute de silence a lieu dans les écoles à la rentrée, ce soit par endroits très tendu. On l’avait vu après les attentats de Charlie. On connaît le processus : le chef d’établissement minore, l’inspecteur d’académie minore, le recteur minore et, à la fin, il ne reste plus rien… Dans notre enquête de 2018, les cas de censure des profs survenaient le plus souvent dans les cours d’histoire-géo. On est bien dans le cœur du sujet.

Une situation qu’on a laissée s’installer sans réagir ?

Le livre collectif Les Territoires perdus de la République (sous la direction d’Emmanuel Brenner, Fayard) a paru en 2002, l’année où est né le tueur de Conflans. Dans cette période, il y a eu une forme d’omerta ou de déni. Depuis très longtemps, ceux qui voulaient voir la réalité la décrivaient. Mais un couvercle a été mis par une partie du monde intellectuel et médiatique, par des institutions gênées de montrer leur propre échec, par des responsables politiques qui, par idéologie ou bon sentiment, ont dit : pas d’amalgame, pas de stigmatisation. Sauf que nous sommes maintenant dans une situation très décomposée. Les jeunes de cette période – qui est aussi celle de la parution du rapport Obin (2004) sur « Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires » – ont maintenant de jeunes enfants qui ont grandi dans ce bain-là. Comment rectifier le tir ? Soit on dit qu’il faut s’habituer aux maux d’une société moderne, soit une mobilisation générale s’impose.

Certains continuent d’être dans le déni et disent que ce n’est pas si grave, que la République s’est construite sur son école. Imposer l’école laïque et républicaine a certes été un combat viril au début du XXe siècle. Mais je ne me rappelle pas avoir lu qu’un hussard noir ait été décapité par des catholiques… Nous sommes, selon moi, face à une menace existentielle que certains relativisent. En lui opposant par exemple les actions de l’ultradroite radicale. Les « suprémacistes blancs » seraient à l‘origine de cinq ou dix tentatives d’attentats déjoués ces dernières années. C’est certes une menace réelle, mais minoritaire au regard des soixante-dix attentats empêchés, selon les autorités, depuis l’élection de Macron. Il y a tout de même une menace principale…

Dans L’Archipel français, vous observez la montée de l’orthopraxie musulmane, à savoir la volonté des islamistes radicaux de fixer des règles de vie qui s’imposent aux fidèles. Ce phénomène s’accroît-il ?

La population musulmane est estimée entre 6 et 8 % de la population française. Sans doute plus près de 8 %, car les enquêtes par téléphone minorent les plus âgés. Certains indicateurs – des questions comme : La charia est-elle au-dessus des lois de la République ? Y a-t-il une égalité femme-homme ? Condamnez-vous les attentats de Charlie ? – convergent et nous permettent d’estimer qu’un quart de la population musulmane a minima campe sur des positions extrêmement problématiques. Si l’on s’en tient à une fourchette basse, cela représente 750 000 personnes. C’est peu rapporté à l’ensemble de la population française (50 millions de personnes âgées de 18 ans et plus), mais en termes de danger potentiel, c’est énorme. Ces individus ne se disent certes pas prêts à passer à l’acte du jour au lendemain. Ils baignent idéologiquement dans cette atmosphère d’un islam radical et d’une sécession d’avec la République et constituent un terreau sur lequel prospèrent les activistes.

Vous voulez parler du séparatisme ?

Est-ce le bon terme ? Séparatisme signifie une volonté de vivre à côté. Mais quand on les entend, ces tenants d’un islam radical veulent que leur ordre se substitue au nôtre. S’ils voulaient créer des communautés dans le Vercors, sans rien demander à personne, ce serait déjà un problème. Mais là, ils vont assassiner des journalistes parce qu’ils publient des caricatures du prophète, un prêtre dans son église et un professeur à la sortie de l’école. Ils leur dénient le droit d’exercer leurs fonctions dans la société. Pour moi ce n’est pas du séparatisme, mais une volonté hégémonique d’imposer un nouvel ordre. Republier les caricatures, tenir le procès de Charlie, tout cela fait soudain monter la température déjà très élevée. Sur des centaines de milliers d’individus, il n’est pas exclu qu’un ou deux passent à l’acte seuls, sans que nul ne les appelle de Syrie. Ce vaste vivier a été chauffé à blanc et c’était quasi inévitable que certains basculent. On surveille des fichés S, mais quid de ceux d’en dessous, non fichés, comme le jeune Pakistanais en septembre devant les anciens locaux de Charlie ou ce jeune Tchétchène.

Quelle action s’impose selon vous ?

Une course de vitesse est engagée. La République doit parvenir coûte que coûte à faire en sorte que les trois quarts des musulmans de France qui sont des gens paisibles et assimilés se démarquent le plus possible de ce bloc de 25 %, qui monte à 40 % chez les jeunes. Beaucoup le font. On doit cantonner ces 25 %, faire diminuer ce bloc. L’enjeu des terroristes est l’allégeance, l’affiliation. Mettre les musulmans non radicalisés au pied du mur : les forcer à choisir entre la République ou leur religion. Une difficulté est qu’il n’y a pas de clergé chez les musulmans, pas d’intelligentsia reconnue à ce jour. Une des figures qui avait émergé, rhétorique et réseaux sociaux aidant, était Tariq Ramadan. Faute de figure de référence dans la communauté musulmane, ce sont les plus radicaux qui mènent la danse. Ils ont le temps pour eux. Tous les jours, ils vont convaincre cage d’escalier après cage d’escalier. Les ouvrages des chercheurs de l’équipe de Gilles Kepel, Les Territoires conquis de l’islamisme de Bernard Rougier, et Jihadisme français d’Hugo Micheron, montrent qu’une entreprise politique et idéologique claire est à l’œuvre.

Comment se manifeste-t-elle ?

L’ancien inspecteur général de l’Éducation nationale Jean-Pierre Obin, auteur de Comment on a laissé l’islamisme entrer à l’école, estime que la situation s’est dégradée depuis son rapport de 2004. On assiste à un double phénomène : un durcissement de l’hégémonie culturelle, de l’orthopraxie, dans certains quartiers précocement touchés. Et, parallèlement, les signes avancés d’une emprise grandissante dans des territoires qui étaient à l’époque totalement épargnés. Divers éléments remontent sur des cas d’entrisme de l’islamisme, parallèlement à l’école, dans les clubs de foot. C’est l’archipel qui se communautarise. Ça commence par le foot masculin, on ne se douche plus nus dans le vestiaire, mais avec le caleçon. Puis il n’y a plus de bière à la buvette, plus d’alcool ou de saucisses au barbecue du club. Dans une petite commune de la banlieue lyonnaise, le club de foot est dirigé par le responsable de la salle de prière. Il refuse que soit pratiqué le rugby féminin. Les autorités ont dû rappeler que c’était un terrain municipal…

Pourquoi une telle progression de ces pratiques ?

Notre démocratie de zapping très court-termiste, dominée par la recherche du bonheur instantané, se trouve confrontée à des individus qui ont l’éternité devant eux. Pendant qu’on regarde la nouvelle série de Netflix, ils travaillent à construire cette société de Dieu. Dans une France très hédoniste et individualiste, il n’y a pas beaucoup de volontaires pour mener le combat. Le réflexe le plus partagé quand la situation se tend est l’évitement. Je change mes enfants d’école. Si j’ai les moyens, je déménage. Je pars plus loin, vers Conflans ou Éragny, c’est préservé, ce n’est pas Les Mureaux ou Trappes… Mais quand ces propagateurs sont assez forts et nombreux, ils viennent vous chercher là où on croyait être tranquilles. Pour moi, il s’agit d’une menace existentielle qu’il faut terrasser.

Comment ?

Avec les forces de sécurité, la police, mais pas seulement. On doit mobiliser la justice, l’administration fiscale, la Sécurité sociale, l’éducation. Mailler le territoire et endiguer toute manifestation de radicalisation islamiste en disant : un cancer est en notre sein, il faut l’éradiquer, prendre la pleine et entière mesure de ce à quoi nous sommes confrontés, donc changer de cadre de réflexion et de mode d’action. Concrètement, il faut envisager une stratégie de harcèlement administratif et fiscal sans précédent. Envoyer la commission d’hygiène plusieurs fois par an dans une association ou un lieu de prière radical, comme aux États-Unis les fédéraux firent jadis tomber Al Capone pour fraude fiscale. Il faut taper au porte-monnaie. Couper les robinets du RSA. Multiplier les contrôles fiscaux de maisons d’édition suspectes. On a cinq millions de fonctionnaires en France. Il faut mobiliser tout l’appareil d’État. Le moindre infirmier aux urgences, le moindre prof ou CPE doit être protégé. S’il se fait intimider ou plus, un dépôt de plainte doit être suivi d’une sanction immédiate contre les militants de l’islam radical.

Leur déclarer la guerre ?

Une guerre civique et légale. C’est terrible à dire, mais si on considère que ce radicalisme musulman est une menace existentielle, il faut se donner les moyens de la combattre. Depuis les attentats de Merah en 2012, l’État n’a pas rien fait puisque nombre d’attentats ont été déjoués. Mais nous sommes toujours sous le feu. Ou on accepte, ou on le combat. Le temps n’est plus aux manifs et aux bougies, il faut, je pense, changer de braquet. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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