Il y a vingt ans déjà, en publiant avec quelques collègues, Les Territoires perdus de la République (rééd. Pluriel, 2015), nous avions alerté sur la forte montée, dans des zones de relégation sociale, des manifestations de sexisme, d’homophobie et d’antisémitisme. Et déjà, nous signalions les problèmes liés à une appartenance religieuse communautaire musulmane. C’était au nom de cette appartenance que certains propos d’enseignants étaient contestés. Nous n’avons pas été entendus. Quand des journalistes me demandent aujourd’hui si j’ai déjà rencontré des difficultés en classe, je songe qu’on me posait la même question, il y a vingt ans. Une partie de notre société est restée sourde, aveugle, insensible devant cette réalité, alors, je suis en colère !

Je vois plusieurs étapes jusqu’à l’innommable barbarie de Conflans. Un antisémitisme très virulent s’est manifesté avec le 11 septembre 2001 et la seconde intifada. Derrière pointait la question de la revendication religieuse et de l’identification à l’islam. Puis, il y a eu un tournant majeur en 2012 avec les attentats de Mohamed Merah, je l’ai fortement ressenti dans mes classes. La société française dans son ensemble ne s’était pas mobilisée. Seuls des Juifs étaient descendus dans la rue pour dire leur colère et leur émotion. J’avais eu face à moi des élèves qui avaient refusé la minute de silence en prétextant qu’on ne faisait pas la même chose pour les enfants de Palestine. Puis des parents s’étaient plaints de propos stigmatisant les élèves ou le collège, parce que je m’étais exprimé dans la presse. On avait tué des enfants, et j’étais face à d’autres enfants qui n’en avaient rien à faire. Ils ne voyaient dans ces écoliers abattus que des Juifs, et pour eux, un Juif, on le tue !

Ensuite il y a eu 2015. L’argumentation était toujours la même : pourquoi Charlie Hebdo aurait le droit de publier des caricatures du prophète et Dieudonné n’aurait pas le droit de s’exprimer ? La minute de silence avait été perturbée et le plus terrible, c’est qu’on s’y attendait puisqu’on avait vécu 2012. Avec certains élèves, l’incompréhension était totale sur le fait que l’interdiction du blasphème n’existe pas en droit français. Ce fut une nouvelle étape parce que cette fois, la dimension religieuse s’est exprimée à plein. C’est au nom de l’islam que des élèves se sont mobilisés contre la loi commune.

Comment faire aujourd’hui ? Je me demande parfois s’il n’est pas trop tard. Pour faire reculer l’islamisme radical dans les banlieues, en réalité dans les têtes, il faut armer intellectuellement les professeurs et tous les fonctionnaires. Il faut lancer des formations massives sur ces sujets fondamentaux : ce qu’est la République, la laïcité, d’où viennent-elles, quelles en sont l’histoire, les valeurs et les vertus, pourquoi nous en avons un besoin vital. Les travaux de Jean-Pierre Obin indiquent que seuls 6 % des enseignants ont reçu une formation sur ce sujet. Comment imagine-t-on qu’ils puissent défendre ces valeurs s’ils en ignorent les ressorts ? Ce socle de la République laïque est devenu pour nous une évidence, peut-être avons-nous péché par optimisme… Nous nous retrouvons aujourd’hui avec des jeunes fonctionnaires qui ne se sentent pas forcément investis d’une mission, qui considèrent qu’ils exercent un métier comme un autre.

Jean-Michel Blanquer a une haute conscience de cette question. À son arrivée en 2017, il a mis en place dans chaque académie des équipes « Valeurs de la République » dont le rôle est de venir en soutien des équipes pédagogiques, soit pour des formations, soit pour des résolutions de cas. Il a aussi créé le Conseil des sages de la laïcité chargé de réfléchir à partir du droit et de la jurisprudence aux problèmes que rencontrent les enseignants sur la laïcité. Le ministre est sur une ligne très républicaine, mais la tâche est immense. Il faudrait dans chaque établissement consacrer plusieurs jours de formation pour tous les personnels.

L’enjeu majeur de la laïcité, c’est qu’elle est la condition pour vivre les uns avec les autres dans une société adulte et responsable où chacun, à un moment de la journée, est capable de mettre de côté ses susceptibilités personnelles. Quand nous fréquentons ensemble un lieu public, tout ce qui relève du privé reste dans le privé. En partageant un espace commun, nous partageons du commun et cela, seule la laïcité l’autorise. Cette loi de la République ouvre la possibilité à tous les enfants de France de se dégager des déterminismes culturels, intellectuels, religieux, sociaux. C’est ce que la philosophe Catherine Kintzler appelle « la respiration républicaine » qui permet à des jeunes filles de s’émanciper, qui permet à des jeunes garçons de découvrir des auteurs que leurs parents leur interdiraient, par exemple. L’école de la République, c’est former des citoyens qui pensent par eux-mêmes, libérés de tous les carcans. C’est la possibilité de découvrir d’autres visions du monde, de se construire par soi-même.

Comment continuer, coûte que coûte, à ouvrir les esprits à la liberté de pensée et d’expression ? N’importe quel prof sait maintenant que, dans certains endroits, il peut être amené à prendre des risques qui peuvent s’avérer mortels, simplement parce qu’il veut exercer sa mission. Il faut rappeler que les enseignants ne sont pas toujours très bien considérés, qu’ils travaillent parfois dans des conditions difficiles. Aussi, certains peuvent se dire qu’après tout, ils ne sont pas là pour risquer leur vie. Beaucoup cependant croient en l’émancipation et l’ascension sociale de leurs élèves. Est-ce que cela suffira pour passer outre ce qui apparaît aujourd’hui comme un risque ahurissant ?

Comment les aider ? Il y a le discours de l’Éducation nationale qui doit être tenu avec fermeté. Il y a aussi les parents d’élèves qui ne doivent pas mettre en cause les enseignants, qui ne doivent pas critiquer leur pédagogie, qui ne doivent pas les menacer, voire les frapper comme cela arrive. Il est fondamental que les parents entendent ce message. Dans cette terrible histoire, la responsabilité des parents me semble engagée très clairement. Certains parents, à la pratique religieuse de type absolutiste, se comportent comme des adolescents tout-puissants qui ne supportent pas la moindre contradiction. Il faut leur faire entendre que leur enfant, dès lors qu’il est à l’école, est placé sous la loi de la République laïque. Les parents signent un règlement intérieur qui rappelle la charte de la laïcité, mais comment leur en faire accepter tous les points et les appliquer ? C’est la grande difficulté. 

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