Comment avez-vous vécu cette année particulière ?

Pour moi, contrairement à beaucoup de gens, c’est le premier confinement qui a été le plus dur. Je me suis dit qu’il n’y aurait peut-être plus jamais de spectacles et je n’arrivais pas à m’y résigner. Le deuxième confinement a été moins douloureux car nous avons pu répéter et travailler. Ensuite, nous avons adapté nos salles et nos comportements. Et de juin à octobre 2020, nous avons pu créer des spectacles, avec le sentiment que chaque représentation était une victoire. Notre dernier spectacle public remonte au 26 octobre. Le 27, tout s’est arrêté…

Mais votre théâtre n’est pas entré en hibernation ?

Absolument pas, même si nous avons dû renoncer à de nombreux spectacles – par exemple, la vingtaine de projets prévus entre janvier et mars. Dans un premier temps, nous les avons repoussés ou annulés. Nous essayons maintenant de les transformer, en imaginant par exemple de nouvelles formes de captations. Nous tentons de profiter au maximum des moyens mis à notre disposition, de nos différentes salles et plateaux, pour organiser des répétitions parfois ouvertes à un public de professionnels. Nous continuons aussi de faire fonctionner notre classe préparatoire créée il y a cinq ans, où douze apprentis comédiens issus des conservatoires de Seine-Saint-Denis sont formés aux concours nationaux. Par ailleurs, nous avons développé nos activités en milieu scolaire puisque nous avons encore le droit de jouer dans les lycées. Nous adaptons des spectacles au cadre scolaire, ou nous leur proposons des rencontres ou des ateliers en lien avec le théâtre. Bref, nous essayons de transformer en positif toutes les difficultés subies. Si on ne fait pas ça, on s’effondre…

Qu’en est-il de vos missions de service public ?

Malgré toute notre volonté, il devient difficile de les assurer. Un théâtre comme la MC93 assure en effet tout un travail de lien avec des personnes qui se trouvent dans une grande précarité sociale et psychologique. Par exemple, nous menons des projets artistiques avec des hôpitaux. Le chorégraphe Thierry Thieû Niang est en résidence à l’hôpital Avicenne de Bobigny. Nous avons environ soixante-dix partenaires dans le champ social. Malheureusement, nous avons dû interrompre certaines de ces initiatives. De manière générale, toute notre politique d’éducation artistique et culturelle a été fragilisée. Or c’est une richesse dont on n’a pas assez conscience. Cela fait maintenant longtemps que les théâtres, en Seine-Saint-Denis comme ailleurs, ont cessé d’être des lieux de distinction sociale, réservés à une élite. Beaucoup d’artistes internationaux invités ici s’émerveillent de voir un public aussi jeune et divers assister à des pièces contemporaines. C’est le fruit de tout un travail de terrain aujourd’hui menacé.

Les difficultés communes vous ont-elles rapproché d’autres théâtres de Seine-Saint-Denis ?

Oui, nous avons lancé, avec trois centres dramatiques nationaux du 93 (Montreuil, Aubervilliers, Saint-Denis) et trois scènes conventionnées, une initiative inspirée de Franklin Delano Roosevelt. Au moment de la crise des années 1930, le président américain avait envoyé des artistes dans toutes les régions des États-Unis pour décrire la nation. Nous avons demandé nous aussi à des artistes d’enquêter sur la situation de la jeunesse au moment du confinement. Nous leur avons proposé ensuite une résidence pour finaliser leur travail. Nous avons invité à la MC93 Penda Diouf, autrice de plusieurs pièces de théâtre, qui construit tout un travail à partir d’ateliers d’écriture organisés avec des jeunes.

Comment pèse l’absence de public ?

Sans public, pas de spectacle. C’est grâce à lui que nos créations progressent, s’affinent, évoluent. C’est notamment dans les premières représentations, en s’ajustant aux réactions du public, que les spectacles trouvent leur point d’équilibre. Mais au-delà de ça, c’est la présence d’un public qui donne un sens à tout ce que nous faisons. Après le premier confinement, durant lequel les répétitions étaient impossibles, nous avons pu ouvrir le plateau aux circassiens. C’était un moment à la fois beau et triste. Ils ont dû réajuster leurs gestes, réapprivoiser l’espace. Quelque chose de leur virtuosité s’était momentanément perdu car ils n’avaient pas pu pratiquer leur art dans les conditions réelles, sur un plateau, avec du public. Il y a même eu des blessures.

De la même façon, on n’est pas danseur dans son salon, ni comédien devant le miroir de la salle de bains. Tous ces métiers ne peuvent exister sans le regard du spectateur. Il faut un public. Mais un vrai public. Les quelques représentations devant des professionnels que nous organisons ces temps-ci sont utiles mais insatisfaisantes. Un spectacle n’existe qu’à partir du moment où il est regardé par une personne inconnue. C’est pourquoi ce public professionnel nous laisse un sentiment mitigé : les acteurs et les metteurs en scène n’arrivent pas à savoir si leur pièce a été vraiment créée ou non… On se retrouve donc avec des spectacles dont les répétitions s’étirent, dont les gestations sont très lentes, un peu comme des grossesses d’éléphant, et dont les naissances sont incertaines. C’est assez difficile à vivre. Nous avons vraiment soif de retrouver le public réel…

La réouverture des théâtres était-elle souhaitable en décembre 2020 ?

Comme beaucoup de mes collègues, je pensais effectivement que les théâtres auraient pu rouvrir le 15 décembre, quitte à fermer un mois plus tard si la situation sanitaire ne le permettait plus. Il ne s’agit pas de prendre une posture de révolte ou d’insoumission, mais je pense qu’il faut profiter de tous les interstices. Il faudrait reprendre partout où cela est possible, même si cela ne se fait pas en même temps à l’échelle de la France. Si les conditions sanitaires sont plus favorables en Bretagne, alors jouons en Bretagne ! Nous sommes parfois freinés par nos rigidités jacobines…

Comment avez-vous vécu la séparation établie entre activités essentielles et non essentielles ?

Je ne nie pas qu’il y ait des activités et des besoins fondamentaux : il faut manger, boire, dormir, se laver, tout le monde est d’accord là-dessus. Mais rien de tout cela ne fait de nous des êtres humains complets. Nous ne sommes pas réductibles à un Homo œconomicus qui produit et consomme. Est-ce qu’un être humain peut avoir une vie en évacuant tout rapport à l’art ? Je ne le crois pas. Je crois que nous avons tous besoin d’un rapport profond à la poésie, à la beauté, à l’imaginaire. Et le théâtre est une belle voie d’accès à tout cela. Cette position, je refuse qu’on la qualifie d’élitiste. Il suffit de sortir de ce théâtre, et de parler avec n’importe qui dans la rue pour s’apercevoir que chaque personne transporte avec elle, dans un livre, dans un portable, ou dans sa mémoire, un poème ou une chanson. Je déplore que l’Europe ne soit pas capable de proposer un modèle de société pour le XXIe siècle qui donnerait à la culture sa vraie place. 

Propos recueillis par JEAN-FRANÇOIS MONDOT

 

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