Comment analysez-vous l’état d’esprit actuel dans le monde de la culture ?

Avant l’été dernier, nous étions portés par un élan assez fort. Les problèmes à régler en urgence étaient surtout d’organisation et de répartition financière. Depuis la rentrée de septembre, on voit se produire une superposition de ces problèmes concrets et de questions d’une autre nature : un certain nombre de personnes décrochent, des artistes mais aussi des techniciens et des citoyens parmi lesquels nous comptons notre public. C’est un phénomène qui nous échappe. Ces deux ou trois derniers mois, nous avons reçu de nombreux messages de nos fidèles spectateurs qui expriment la même lassitude que celle vécue par les professionnels de la culture. Une forme de fatalisme s’installe, c’est là où se situe le plus grand danger.

Faut-il rouvrir d’urgence les lieux culturels ?

La question est complexe. En tant qu’individu, j’aimerais beaucoup. En tant que responsable d’un établissement public, je dirais qu’on doit rouvrir mais que je ne peux pas en donner le signal officiel. Il ne s’agit pas pour moi d’attendre une décision administrative, je n’attends rien que je ne sois pas capable d’assumer d’une certaine manière. Même si, majoritairement, le corps social souhaite la reprise, je suis obligé de tenir compte de ceux qui, y compris au sein de nos équipes, considèrent que les risques sont là, pas forcément dans le cas particulier de la Philharmonie mais dans l’espace public en général.

Les conséquences du confinement s’aggravent pourtant pour la culture ?

Je vois bien tout ce qu’il va falloir reprendre après la pandémie, les liens sociaux qu’il faudra retisser… La profondeur de la blessure va rendre la convalescence plus difficile. Mais je ne peux faire fi des situations... Même si, par chance, à la Philharmonie, nous avons connu très peu de cas signalés et que ces cas se sont plutôt révélés dans l’espace personnel, cela ne suffit pas à ce que je décrète qu’il n’y a aucun problème. Je pourrais le dire comme un slogan réducteur parce que globalement, je pense qu’effectivement, il n’y a pas énormément de problèmes dès lors qu’on prend beaucoup de précautions. Mais, même si notre salle présente des garanties sanitaires, elle n’est pas déconnectée de son contexte : d’où vient notre public ? Quels moyens de transport prend-il ? Que fait-il en arrivant et en repartant ? Il me semble que la préoccupation majeure des scientifiques et des médecins est liée à toutes ces occasions de déplacements et d’interactions.

Qu’en est-il du contexte international, élément clé pour le secteur de la musique ?

Le chef finlandais Esa-Pekka Salonen, qui est directeur musical de l’orchestre symphonique de San Francisco, me disait que, là-bas, seules dix personnes peuvent être présentes dans un bâtiment d’une taille comparable à celle de la Philharmonie – autant dire qu’il passe des semaines sans pouvoir travailler ! Selon lui, l’idée prévaut aux États-Unis que rien ne sera ouvert jusqu’à l’été prochain, et pour la saison 2021-2022, c’est un grand point d’interrogation. En Angleterre, l’intrication public-privé est plus forte, y compris pour la musique classique. Aujourd’hui, on dit à des musiciens de haut niveau qu’il existe pour eux des métiers de substitution comme chauffeur de taxi. Vous imaginez, des artistes qui, depuis l’âge de 5 ans, travaillent leur musique dix heures par jour !

Les protections sociales en France peuvent-elles tenir longtemps ?

La France et l’Allemagne sont les deux pays qui, du fait du soutien public, ont la meilleure capacité de résistance ; on peut par exemple y ouvrir temporairement des grandes salles avec 20 % de remplissage. Mais on voit bien que les dégâts sont déjà importants et plus la reprise tarde, plus il y aura des effets structurels lourds. Quand il faudra sortir de la crise, nous risquons d’être exsangues, sans énergie, avec des poches de chômage énormes et des coupes drastiques dans les budgets de l’État. C’est pourquoi j’en appelle à être le plus réactif possible, dans des conditions et des délais qu’il ne m’appartient pas de fixer. Tout ce que nous pouvons anticiper sera très important pour franchir des seuils symboliques : par exemple, jouer cet été est un enjeu très important pour les festivals. Deux étés d’annulations, cela représenterait une difficulté supplémentaire pour la reprise ultérieure.

Pourquoi le festival Solidays a-t-il déjà annoncé son annulation ?

Ce festival organisé par l’association Solidarité Sida repose partiellement sur un marché musical anglo-saxon à l’arrêt, qui plus est avec des jauges importantes et un public debout, ce que ne recommandent pas les avis scientifiques. Ils sont tributaires de leur modèle économique. Depuis mes jeunes années, le champ culturel n’a cessé de s’élargir et le secteur privé s’est étendu. Nous nous battons, dans le domaine public, pour continuer à donner des signes de vie, pour permettre à nos musiciens de travailler, nous organisons des captations et nous serions prêts, pour relancer les choses, à fonctionner un temps avec des jauges réduites, mais il faut reconnaître que ce volontarisme renforce la coupure entre le public et le privé qui ne peut repartir qu’avec 80 % de spectateurs. Il faut tenir compte de ces disparités dans le débat sur le redémarrage.

Que sait-on vraiment de la dangerosité des activités culturelles ?

Il y a eu peu d’études et on peut s’interroger sur les raisons de cette absence d’investigations. Nous avons peut-être pensé que cette pandémie serait réglée à l’automne. Du côté de l’État, la difficulté est de faire avec les disparités du monde culturel. Rien qu’en musique, comment trouver des mesures communes pour le chanteur, le clarinettiste et le violoniste ? Et deux mètres de distanciation rendent impossibles de jouer certaines symphonies de Berlioz ou de Mahler. L’Allemagne a entamé une étude au printemps qui a permis de poser de premières bases, notamment par rapport à cette question de la distanciation des musiciens au sein d’un collectif.

Pourquoi avez-vous commandé une étude spécifique pour la Philharmonie ?

La décision du 15 mai d’autoriser les artistes à répéter dans les lieux culturels a entraîné de nombreuses discussions avec les musiciens et tous les personnels. J’avais besoin de données objectives sur la circulation de l’air. Les moyens sophistiqués employés par Dassault Systèmes nous ont apporté d’importants enseignements sur la grande salle Pierre-Boulez. L’élément capital, c’est que l’espace de cette salle – par son volume, son aération, mais aussi son architecture qui présente un minimum d’obstacles – se rapproche des caractéristiques du plein air. De ce point de vue, notre système de soufflerie, qui passe sous les sièges et fonctionne tellement au ralenti qu’il est inaudible, est très performant. Tout comme notre système d’extraction de l’air. Les différences sont grandes entre des salles comme la nôtre et des théâtres à l’italienne avec des balcons où l’air peut stagner. Nous pouvons tirer deux leçons positives pour toute la profession. La modélisation a démontré les vertus du placement des personnes dans les salles, les unes derrière les autres, à la différence par exemple du métro. Et l’effet important des masques bien portés : la projection de quelqu’un qui tousserait fortement passe de 2 mètres à 50 ou 60 centimètres.

Selon vous, les musées et monuments peuvent-ils rouvrir avant les salles de spectacle ?

Je ne peux me prononcer sur le plan sanitaire, surtout avec l’inconnue des variants. Nous savons que le ministère travaille sur cette hypothèse et il est vrai que si l’on tient compte des volumes, avec une personne pour 10 m2 et des horaires étalés en journée, sans flux massifs d’arrivées, les musées sont incontestablement les lieux culturels les plus aisés à rouvrir. Et pour ceux qui dépendent de l’État ou des collectivités locales, entre l’arrêt ou un fonctionnement au ralenti, le risque de dérive budgétaire n’est pas énorme.

Comment, de votre côté, gérez-vous la possibilité de réouverture ?

Jusqu’en décembre, nous nous battions pour être capables de rouvrir sous huit jours, toute l’organisation interne était tournée vers cette adaptation permanente. J’ai par exemple à l’Orchestre de Paris un conseil des solistes capable de donner dans les dix minutes des réponses pour des changements de chefs, de solistes et de programmes. Mais le précédent de décembre a changé notre vision.

C’est-à-dire ?

Nous avons pâti de la difficulté à arbitrer entre deux tensions qui divisent jusqu’au sommet de l’État : on veut redémarrer, mais en sommes-nous capables ? En décembre, il y avait une attente telle qu’à la Philharmonie, nous avons mis en haut de l’affiche : « On redémarre », et en tout petit, en bas, « sauf si… » Quand nous avons fait marche arrière, cela a créé beaucoup de déception. Aujourd’hui, nous avons inversé le curseur : nous appelons tout le monde pour dire que, jusqu’à la fin mars, nous sommes dans la perspective de ne pas jouer, « sauf si… » En revanche, concernant tout ce sur quoi nous avons un contrôle plus serré, comme l’Orchestre de Paris et les formations résidents, nous gardons cette réactivité à huit jours.

Le passeport vaccinal vous paraît-il une solution pour rouvrir ?

Pour qu’il soit un élément de la résolution, encore faudrait-il qu’il y ait un consensus international chez les artistes ! Et concernant le public, pour ce que je sais de ses réactions et de ses différents usages, cela me paraît une mesure peu réaliste.

Vous souvenez-vous de votre émotion lors de la réouverture du 9 juillet dernier ?

D’autant mieux que ce soir-là, l’Orchestre de Paris était dirigé par son futur chef, âgé de 25 ans, Klaus Mäkelä. Son processus de désignation en interne et en « visio » avait galvanisé la troupe. C’était un retour à la vie. Nous étions persuadés qu’on ferait des demi-salles en septembre et octobre, et que tout repartirait après la Toussaint...

Qu’aurait-on pu mieux gérer dans cette crise ?

Nous aurions peut-être dû mieux anticiper collectivement la durée de cette pandémie pour lancer plus vite toutes les études possibles. Elles peuvent aider à rationaliser la reprise mais aussi fournir des indications pour la construction ou la rénovation, demain, des lieux culturels. Le philosophe Bruno Latour estime qu’il est un point sur lequel doivent porter tous les efforts pendant une crise : travailler pour préparer notre réponse à la crise d’après, dont on pense tous, de façon plus ou moins consciente, qu’elle sera environnementale. 

 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER

 

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